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La trilogie Serge Lançon

C'est en 1994 que paraît le premier volume, "L'ombre du chat". L'auteur confie son manuscrit à Françoise Poignant, qui dirige la revue "813, les amis de la littérature policière". Celle-ci montre le texte à Claude Mesplède, alors lecteur pour plusieurs maisons d'éditiions. C'est finalement Pierre Michaut qui proposera un contrat, pour les éditions de l'Atalante.

 

Le  succès de ce premier roman, assez remarqué par la critique, motivera l'auteur pour écrire deux autres volumes, qui succèdent à la première enquête, mais peuvent se lire indépendamment. En 1997 paraît donc "Désordres", suivi par "Trajectoires terminales", en 1999.

 

Le cycle serge Lançon est clos. Il reste considéré comme une oeuvre aboutie, mélangeant Roman Noir procédural et science-fiction, avec une grande rigueur d'écriture, beaucoup de personnages et une propension nette à un pessimisme radical.

 

Depuis, l'auteur n'a plus publié. Mais il s'est mis au travail, à partir de 2008, sur une énorme saga. Dans l'intervalle, il se consacre presque exclusivement à la peinture numérique

La trilogie devait être rééditée chez Gallimard, dans la collection Folio Polar. Mais à la suite d'un conflit avec l'Atalante, seul le premier volume est paru.

Marseille, 2032. Immense conurbation de plusieurs millions d'habitants, développée sur dix-huit niveaux souterrains, après un conflit armé qui a vu la disparition de la plupart des espèces animales.
Mais une race de prédateurs a la vie dure : les tueurs en série.
L'inspecteur Canavese a pour mission de retrouver l'un d'entre eux, qui s'introduit chez ses victimes et se livre à un étrange rituel sacrificiel au cours duquel il abandonne derrière lui de vieux objets dérisoires.
Une enquête qui se complique sérieusement le jour où Canavese rencontre Serge Lançon, électronicien pour le moins douteux, connu dans le milieu pour ses machines à tuer d'une précision implacable...

Le premier roman de Paul Borrelli témoigne d'une puissance et d'une maîtrise inquiétantes.

Pourriez-vous tuer une femme blonde ? Lançon pâlit, s'agite sur son siège, répond d'une voix sourde :

– Ça dépend des circonstances.

–Mais vous ne dites pas non.

Lançon détourne le regard et ne répond pas.

2033. dans la jungle urbaine d'un Marseille surpeuplé, un tueur s'attaque aux femmes blondes. Pour l'inspecteur Canavese chargé de l'enquête, le cauchemar peut commencer. D'autant que son supérieur lui impose bientôt la collaboration de sa bête noire : un marginal instable et louche, un peu dealer, un peu escroc, et qui a le don de le mettre en rogne. Mais dont les méthodes instinctives sont parfois saisissantes. Dans le prolongement de l'Ombre du chat, le second roman de Paul Borrelli.

Avril 2034 : chaleur, pluies acides, surpopulation.

Entre Marseille et Toulon, un tueur bombarde à coups de pièce de bronze les voitures sur l'autoroute.

Deux pistes : les détraqués ; le milieu de l'art. Deux enquêtes : celle de l'inspecteur Canavese; celle de Serge Lançon, marginal, peintre lui-même et sujet à des visions qui ont déjà fait aboutir deux affaires de tueurs en série.

Comme l'Ombre du chat et Désordres, les premiers livres de Paul Borrelli, Trajectoires terminales est un roman noir vigoureux à la trame complexe, foisonnant de personnages et de décors.

Il prolonge et clôt le cycle de Serge Lançon.

Peinture à l'aérographe réalisée par l'auteur, au moment de la publication de L'ombre du chat.

Extrait de L'ombre du chat : Le 12 boulevard des dames

Le 12 Boulevard des Dames était au premier abord une massive et inesthétique ouverture carrée, dans laquelle une foule affairée s'engouffrait, comme s'il se fut agi de la gueule d'un aspirateur géant. Dans l'enfilade des façades, rien n'attirait le regard sur le passage : l'habitation correspondait à un ensemble dépourvu de vue sur le boulevard, une ancienne usine de chaussures reconvertie en logements au siècle précédent. Il fallait prendre le long couloir jusqu'à un ascenseur sans porte, si grand qu'il aurait pu contenir un camion. Lançon le mesura du regard tout en luttant contre le vertige causé par le démarrage, tandis que la grille se refermait en claquant devant lui. Il jetait un coup d'oeil à chaque étage, et d'après ce qu'il pouvait voir à travers le réseau d'obliques croisées, tout était surdimensionné, délabré, et marqué de la laideur fonctionnelle de l'univers industriel.
     Ayant entendu parler d'un bar, il descendit Niveau 15. Là, il se renseigna sur un dénommé Weber, et le serveur, moyennant un billet de vingt crédits, indiqua qu'il l'avait vu en compagnie de Maxim Jakubowitz, qui tient une galerie d'art Niveau 5.
     Maxim Jakubowitz était un petit homme rond, nanti d'une barbe brune taillée à angles droits ; Nez court, yeux sombres, entièrement chauve. Il regardait des toiles au fond de la galerie, en compagnie d'une fort jolie femme rousse, manifestement séduisante et jeune, qu'il tenait par la taille. Â cause de la moquette, ils n'avaient pas entendu Lançon, qui dut faire un bruit de gorge. La fille se tortilla pour se dégager, malgré une relative résistance de l'homme. Une légère rougeur vint colorer ses joues, la rendant ainsi plus attirante encore. Sur un ton pincé, elle s'adressa à l'arrivant :
     - Qu'est-ce que c'est ?
     - Police. Quelques questions à poser à monsieur Jakubowitz. Mais d'abord, donnez moi votre nom, adresse, profession.
     - Mademoiselle Turas est peintre, et je suis son agent, déclara Jakubowitz en se plaçant entre eux. La jeune femme retourna à ses tableaux, très raide, et reprit son accrochage, ignorant délibérément Lançon. Celui-ci s'approcha néanmoins, et sous prétexte de visiter, étudia ouvertement ses formes. Ce qu'il vit confirma l'impression première : la silhouette n'avait rien à envier au visage. Comme elle lui tournait le dos, il accorda un regard à ce qui était exposé, alors que Jakubowitz l'attendait, assis derrière un bureau en métal laqué.
     Les peintures étaient sans grande originalité, mais de bonne tenue. Figuration subjective, réseau de traits nerveux entrelacés qu'il fallait regarder de loin pour comprendre. Un peu comme mon affaire, pensait Lançon. Par moments, j'ai le nez sur les détails, puis il faut prendre du recul pour saisir le mouvement d'ensemble.
     Un seul tableau se détachait vraiment du reste. Lançon fut saisi par l'impression pénible que dégageait la masse étouffante de rouges sombres et de noirs, qui pour lui évoquait la chaleur, la vie organique, comme si la toile, en son centre, s'enfonçait dans une invagination, ou plutôt un tube digestif, car il remarqua sur les côtés des traînées de blanc qui pouvaient représenter des dents... Il recula jusqu'à se plaquer le dos au mur du fond, et s'aperçut que sa chemise était trempée. Il resta ainsi, fasciné, à contempler cette gueule béante, car pour lui ce ne pouvait être que cela. Il demanda le nom de l'oeuvre, mais on ne lui répondit pas. Il réitéra sa question, gagné par un sentiment d'irréalité, et à la fin, il crut entendre une voix prononcer "Ode à Clémence".
     Jakubowitz, nullement agacé par les hésitations de Lançon, attendait toujours, comme si la seule chose qui comptait était qu'on n'importunât pas sa protégée. Lançon gagna une deuxième salle et, tout en se traitant d'imbécile, joua pendant un moment son rôle de curieux. Mais, inexplicablement troublé par cette vision, il manquait de conviction.
     Là, il y avait une production radicalement différente : un morceau de gaine grise traversant un bout de carton peint en jaune ; Une pompe à vélo attachée au bout d'une ficelle pendue au plafond ; un cendrier en plastique grossièrement collé sur le crâne d'un mannequin qui portait encore l'inscription "Playtex" sur la poitrine. Le tout à des prix exorbitants.
     - Ce sont des Livolos, expliqua Jakubowitz avec condescendance.
     - Des quoi ?
     - Des Livolos, c'est leur auteur qui les appelle ainsi. Un jeune mexicain qui a...
     - Je sais, plein d'avenir derrière lui. Et il doit payer de sa personne lui aussi, auprès d'un "agent", comme mademoiselle Turas.
     - Si vous me disiez ce que vous voulez, monsieur...
     - Massonat, Brigade Criminelle.
     - Puis-je voir votre carte d'accréditation ?
     - Certainement.
     Jakubowitz rendit la carte avec un geste plein de mépris.
     - Laissez moi vous dire que je n'aime pas vos manières, monsieur.
     - Il faudra vous y faire. Voilà : j'enquête sur une série de meurtres qui ensanglante Marseille depuis plusieurs mois, et plus précisément je recherche un certain Weber que vous connaissez.
     - Weber ? Il n'habite plus ici.
     Lançon ne cacha pas sa déception. Une fois de plus, il arrivait trop tard. Mais il fallait continuer.
     - Vous a-t-il laissé sa nouvelle adresse ?
     - Non.
     - Pourriez vous le décrire ?
     - Bien sûr : grand, blond, pas plus de trente ans, cultivé et séduisant, avec des airs un peu...
     - Effeminé ?
     - Voilà, oui.
     - Pourriez vous établir un portrait-robot ?
     - Cela prendra-t-il du temps ? Parce que j'ai un rendez-vous...
     - On mettra le temps qu'il faudra, cela ne dépend que de vous. Au travail.
     Il utilisa le programme Digiface qu'il avait adapté pour le Police Data, et moins d'une heure après, il se trouvait en possession d'une photo composition que Jakubowitz jugea assez ressemblante.
     L'homme était résigné, il savait que l'inspecteur ne le lâcherait que lorsqu'il saurait tout. Aussi livra-t-il spontanément le récit suivant :
     Weber était parti depuis longtemps. Il avait habité sur le même palier jusqu'à Janvier-Février .32, disparaissant un jour sans laisser de traces, emportant en l'espace d'une nuit le peu qu'il possédait alors. Le lendemain, un type faisait un scandale, croyant que Weber refusait d'ouvrir. Finalement, le type avait enfoncé la porte et s'était mis à pleurer dans l'appartement vide. Lançon montra le cliché de Combes, qui fut immédiatement reconnu. Puis il demanda si la fille Turas avait été témoin. Non, elle n'était pas encore ici à l'époque. Mais il y avait Robert Ponsart, un drôle de type, qui écrivait des poésies et parlait en vers quand il avait trop bu. Il était bien ami avec Weber, comme un confident, et avait assisté à la scène.
     - Savez vous où on peut le trouver ?
     - J'ai entendu dire qu'il était devenu fou. Il doit être quelque part dans un établissement psychiatrique.
     - Ponsart avait-il des relations homosexuelles avec Weber ?
     - Je ne me suis jamais posé la question. Et je ne vois pas en quoi...
     - Avez vous l'impresssion qu'ils aient pu en avoir ?
     - Je ne crois pas.
     - Weber était traducteur d'anglais, non ? Recevait-il des manuscrits, des clients ?
     - Je ne sais pas. Mais il m'a parlé de ses études d'anglais en faculté.
     - Racontez moi ça.
     - Un soir, il y avait une fête au dernier étage. Au cours de la soirée, Ponsart nous avait invités à descendre boire un verre chez lui. Là, il y avait Weber, et il m'a raconté qu'il a fait ses études à Aix.
     - A-t-il dit quelque chose de précis ? Comment a-t-il été amené à parler de ses études ?
     - A cause des immigrés. J'évoquais mon enfance et notre arrivée à Marseille, et il s'est tout à coup énervé. Il a commencé à dire qu'il ne supportait pas les noirs et les arabes, que si ce n'était que de lui... Ce genre de propos. Je lui ai demandé ce qu'il avait après eux, et il a commencé à me débiter les banalités d'usage. Mais je me souviens aussi qu'il m'a affirmé "avoir eu des embrouilles avec un prof noir", je ne sais pas ce qu'il a voulu dire. Et puis, peut-être pour se vanter, il a prétendu aussi s'être battu avec un arabe et l'avoir blessé d'un coup de couteau. On n'a plus évoqué cette période de sa vie par la suite. C'est la seule fois où nous nous sommes raconté quelque chose de personnel, sans doute parce que nous avions tous bu.
     - Y a-t-il autre chose que...
     - Non monsieur. Pour le moment, rien.
     - Bon, je crois que ça suffira pour aujourd'hui.
     En repartant, il regarda ostensiblement en direction de Turas. La fille était montée sur un escabeau, et on voyait très bien ses jambes. "C'est par ici", grinça Jakubowitz en désignant la sortie. La fille sursauta, tira furieusement sur sa jupe et s'éloigna. Lançon, en proie à un début d'érection, se sentit plein de haine envers le galleriste, si laid et qui bénéficiait des faveurs de cette belle créature. Une fois raccompagné jusqu'à la sortie, il eut envie de prononcer quelque propos blessant. Mais sa pensée était monopolisée par ce qu'il venait d'apprendre et, à court d'idées, il se contenta de demander :
     - Et Clémence, qui est-ce ?
     - Mademoiselle Turas avait un chat avant le Conflit. Au revoir monsieur.

Quelques chroniques :

Sebastien Cixous, sur "Trajectoires terminales" :

Troisième et en principe dernière investigation de Serge Lançon, Trajectoires terminales constitue le point d'orgue d'une série de polars futuristes, sombres et désespérés. Rien de très neuf dans ce roman, qui s'inscrit dans la droite ligne des précédents, l'Ombre du chat et Désordres : on y retrouve le commissaire Griffier et son obsédante verrue, l'inspecteur Canavese et son bras artificiel… Lançon traque de nouveau un serial killer dont le modus operandi consiste, cette fois, à bombarder les voitures sur l'autoroute avec des blocs de bronze gravés de pictogrammes. Les insalubres excavations marseillaises du prochain siècle conservent une dimension labyrinthique et désordonnée qui participe au déphasage du lecteur :

« C'était un fouillis de bretelles raccordées en tous sens, des voies rapides, chaussées à double sens, toboggans en spirale, passages pour piétons, escaliers mécaniques, sas pneumatiques… Des milliers de panneaux lumineux annonçaient blocs d'habitations, centres commerciaux, cimetières, autoroutes, astroport, hôpitaux, voies express… Sans compter les publicités holographiques qui s'agitaient dans tous les espaces laissés libres, vantant aussi bien les mérites d'un shampooing que ceux de la dernière console Neurotechnics ou encore annonçant le prochain concert de Madonna II, le clone mis au point par les Japonais après des mois de procès contre les descendants de la chanteuse. » (p. 42)

Chez Borrelli, tout attire l'œil et tente de le noyer dans une profusion de détails confondants, où le familier flirte avec l'aberrant. Mais les dédales spatiaux ne sont rien à côté des méandres psychologiques auxquels nous confronte l'auteur. Ses personnages, ambivalents, tourmentés, se scrutent dans le miroir et n'aiment pas toujours ce qu'ils y voient : Canavese combat par la violence son homosexualité refoulée et Lançon voit sa misogynie pathologique compensée par une empathie avec les très jeunes filles, dénotant peut-être une pédophilie latente. Chacun essaie de combler tant bien que mal un vide intérieur. Sorte de double cathartique affranchi des conventions sociales, Lançon atteint parfois le tréfonds de l'ignominie, façon de rappeler que rien n'est jamais blanc ou noir, tout est grisaille. Et tout vient souligner l'inhumanité d'une existence dépourvue de sens :

« J'ai pas demandé à venir sur terre, d'accord ? On m'a balancé dans ce merdier sans me demander mon avis. On est tous là, les uns sur les autres, comme un panier de crabes, à se gêner, à se détester… T'as déjà pris les transports en commun quand il fait chaud ? […] T'as les autres entassés contre toi, tu te prends à les haïr et tu vois bien, dans leurs yeux, qu'ils te haïssent aussi. Chacun de nous est une gêne pour les autres. Quand tu es dans la merde, ils se précipitent pour t'enfoncer davantage […]. Tu n'as jamais ressenti ça quand tu te balades dans un endroit plein de monde, une galerie marchande, quelque chose de ce genre ? Ça grouille, il en sort de partout, c'est presque répugnant… » (p. 440)

C'est sans doute dans le surpeuplement que réside l'une des principales clefs de l'univers borrellien : en amenuisant les frontières de l'intimité, les cités modernes menacent notre identité. L'autre fait courir un grave risque — réel ou imaginaire — à notre intégrité, et explique, à défaut de justifier, une kyrielle de comportements asociaux. La réduction de la sphère intime va de pair avec l'abolition des distances entre le spectateur et l'œuvre d'art, voire entre l'artiste et sa création. Tout s'estompe, tout fusionne comme ce plasticien involué qui se confond avec son ultime réalisation : l'anéantissement de son individuation.

Toujours aussi référentiel, Borrelli enfonce le clou du nihilisme en ressuscitant quelques angoisses dickiennes et rend un hommage appuyé au Ballard de Crash! :

« Mais j'ai toujours été fasciné par les liens troubles qui conditionnent le rapport de l'homme à sa voiture. Je trouve qu'il n'existe pas d'allusion plus directe à l'acte sexuel qu'un accident comme ceux-ci. Ces chairs et cette tôle qui s'interpénètrent créent un érotisme profond, violent, qui m'exalte. Je pense qu'il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de fascination de la mort, elle nous attire tous. » (p. 223)

Rien de très neuf, disais-je, dans ces Trajectoires terminales, certes… mais quelle maîtrise ! À y regarder de près, on peut considérer le roman comme une parfaite synthèse des préoccupations borrelliennes : le jazz fusion influencé par Magma et bien entendu l'art contemporain. On relève d'ailleurs au fil des pages de nombreuses références à l'œuvre plastique de l'auteur (ses masques métalliques d'inspiration africaine ou son alphabet imaginaire baptisé “hexagonades”) qui confèrent à l'ouvrage une inquiétante spécularité.

Le puriste regrettera, une fois encore, que l'élément science-fictif apparaisse comme un simple vernis esthétique au service du roman noir, mais force est de constater que l'opposition des enquêtes menées en parallèle par Canavese et Lançon tient une nouvelle fois ses promesses. La trilogie s'achève sans que les zones d'ombres relatives au Grand Conflit aient reçu le moindre éclaircissement. Le lecteur continue de s'interroger en outre sur la situation politique du pays, sur le contexte international… Autant dire que Borrelli s'en moque. Éperdument. Il façonne Marseille en 2034 comme le reflet psychologique de ses protagonistes et ne nous épargne aucun détail sordide — pas même les soucis hémorroïdaires de l'inspecteur Canavese ! On peut faire la fine bouche, contester tel détail technologique, telle ficelle narrative, c'est certain. Mais on ne saurait négliger l'impact du microcosme borrellien, un univers dérangeant suspendu entre fantasme, délire et mort.

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 33, août 1999

Philippe Curval, sur "L'ombre du chat" :

... Et cela, un banal jour de décembre, noyé de pluie. Un jour qu'on aurait pu appeler “merdi”, comme l'écrit Paul Borrelli, dont je viens de lire le premier roman, l'Ombre du chat, un chef-d'œuvre en puissance.

Dans un Marseille guère plus apocalyptique que celui d'aujourd'hui, mais développé sur dix-huit niveaux et truffé de millions d'habitants, tous les animaux ont péri. Ou presque, après un conflit généralisé dont on ignorera les raisons jusqu'au bout.

La plupart des gens n'ont pas le moral. Certains se font greffer des extraterrestres dans la tête, pour compenser, d'autres se livrent à la neurosynthèse. Une dernière catégorie s'aide à vivre en poursuivant une tradition séculaire, celle de tueur en série. Celui qui intéresse Borrelli n'est pas un maniaque ordinaire. Ses meurtres puent la sueur, empruntent leurs rituels à une morbidité débridée. Il sème une brocante de misère autour de ses victimes. Enfin, les indices qu'il oublie sont dépourvus de sens commun.

Trois individus sont gravement concernés par ses meurtres : Griffier, le commissaire, qui voit, avec terreur et non sans déplaisir, grossir la verrue sur sa narine gauche ; Canavese, un inspecteur arriviste ; et surtout Serge Lançon, électronicien véreux qui passe pour le coupable.

Atmosphère lourde, situations dickiennes, descriptions enlevées, dialogues rebondissants, tout fait qu'on se passionne rapidement pour ce roman inventif et fiévreux. On dirait même de la SF. Mais là, Borrelli se trouve bloqué par une appréhension inexplicable. Il s'accroche au Polar décalé dont il a conçu habilement le cadre et le développement. Au siècle d'Alexandre Dumas, les bretteurs visaient le cœur. Les lasers de Borrelli visent les couilles, comme dans n'importe quel Schwarzenegger. J'espérais qu'au millénaire prochain on tirerait vers autre part.

Pourquoi l'auteur n'a-t-il osé développer l'aspect spéculatif de ses idées ? J'avoue que la déception a failli l'emporter sur le plaisir de voir apparaître un écrivain si doué. Pourquoi se retrancher derrière le savoir professionnel au lieu d'explorer ses propres clivages ? La suite au prochain épisode.

Philippe Curval, Magazine littéraire, nº 328, janvier 1995

Nathanel Tribondeau, sur l'ensemble de la trilogie :

Paul Borrelli a trois livres à son actif. Trois livres à lire. Absolument. " L'ombre du chat ", " Désordres ", " Trajectoires terminales ", trois livres dans une même ambiance, Marseille, années 2030. Un polar ? Un livre de SF ? Marseille ? Non. Pas de genre pour Paul Borrelli. Cet homme, comme il le dit lui même, donne tout ce qu'il a dans ses livres, et cela se sent, terriblement. Se superposent, ou plutôt se croisent, schémas mentaux et schémas narratifs, visions d'avenir, et visions de la vie.

Marseille années 2030 ? Presque un prétexte pour voir dans leurs vies, dans leurs mondes, dans leurs enquêtes, des hommes, des femmes : des héros véritables. J'explique.
Les vies, les destins de Paul Borrelli ne suivent pas seulement un synopsis préfabriqué : ils sont les piliers d'histoires d'une finesse extrême, d'une complexité évidente tout en restant assez claires pour couler d'une page à l'autre; mais ces personnage sont aussi justement des vies, qu'il soient héros des trois romans ou simples ombres que l'on rencontre en passant, ils ont tous dans ce monde qu'imagine Paul Borrelli, une existence palpable : un passé, une volonté, une âme. Et c'est cela qui saute aux yeux à la lecture des livres de Paul Borrelli : ce sont de véritables vies qu'il décrit, profitant de son monde inventé pour montrer les caractères, les points forts, les amours ou la cruauté…
Puis, c'est ce monde, tout aussi paumé, qui nous enchante tout au long des trois romans : ce monde fantasmé, ce Marseille de Paul Borrelli. Car loin des "n'importes quoi" d'une prospective encombrante, le Marseille de Paul Borrelli n'est ni folklorique ni effacé : il sait apparaître en filigrane, à travers la vision des personnages, leurs faits et gestes, leur mentalité, et ne s'impose pas lourdement. Il sait se faire oublier mais aussi montrer son influence, et surtout son rapport avec notre présent, car Paul Borrelli n'a pas oublié que 2030, c'est dans trente ans : un futurisme discret et une vie française pas assez farfelue pour paraître irréelle; elle nous touche car elle est près de nous, près de vous !

Trajectoires terminales, le troisième livre de cette épopée sans retour, est dans la pure lignée - tout comme les deux autres romans - des grands polars futuristes, des grands destins d'un monde encore à inventer - mais pour combien de temps - et continue à mélanger intimisme noir et lyrisme SF. Les deux faces de Janus de la verve de Paul Borrelli : là où on croit entrer dans le destin personnel, on ne voit qu'un monde bouffant les petits êtres qui le peuplent, qui les bloque dans leurs aspirations, qui leur brûle les ailes, là où on pense entrer dans le fantasme d'un romancier sous hypnose, on sent, derrière les mots, l'ombre des figures de ces héros, de ces non héros, qui vivent, vaille que vaille, dans ce monde où l'air est trop lourd, comme du mercure, et qui nous empoisonne, par petits morceaux.

Ce qui est formidable avec Paul Borrelli c'est qu'au lieu de faire de la SF, ou du policier, il a créé des personnages, des intrigues, des décors, comme un peintre. Marseille 2030, oui, mais c'est un prétexte, Paul Borrelli ne veut pas faire de la prospective, il peint ce qui lui plaît, et grâce à cette liberté, il crée ce qu'il veut, où il veut : il est son créateur.

Il faut donc lire " Trajectoires terminales ", et bien sûr, ses deux aînés, " L'ombre du chat " et " Désordres " ou, dans le futur, comme maintenant, apparaissent les phobies citadines d'un monde surpeuplé, les peurs collectives. Car Borrelli c'est la vie… Dans " Trajectoires terminales " comme dans les autres romans, il laisse ses personnages vivre, souffler dans l'intrigue : ce ne sont pas des bêtes de fiction. Ce sont des êtres humains dans un paysage rêvé. Et c'est aussi cela, qui nous fait dévorer ces pages. Il nous laisse voir l'intimité de ses personnages, de tous les personnages, comme des voyeurs, nous marchons et accompagnons, le temps d'un livre, les pas des Serge Lançon, Canavese et de tous les autres... Car Borrelli a compris que le postulat de départ " Marseille 2030 " ne peut constituer l'attrait principal d'un livre, il sait qu' une histoire de serial killer ne suffit pas. Il sait écrire, quoi !

Mais cela ne veut pas dire que l'univers de Marseille 2030 n'est qu'un décor : il vit lui aussi, il est l'exact matérialisation des angoisses et des syndromes de son époque : malade, comme ces cités en éternelle construction, névrosé comme ses passages , ses passerelles, ses souterrains, cette peur du soleil…

J'en ai fini, je pourrais en dire dix fois plus, dix fois plus même que ce que Paul Borrelli a écrit, tellement ses phrases ouvrent des portes dans notre esprit, mais je me tais. Allez, lisez !

Nathanaël Tribondeau / Site "le coin du polar"

Librairie Charybde, sur "L'ombre du chat" :

Publiée en 1994 chez L’Atalante, rééditée en 2002 en Folio Policier, cette « Ombre du chat », roman extrêmement noir, est le premier tome d’une trilogie policière d’anticipation qui sera complétée par « Désordres » en 1997 et « Trajectoires terminales » en 1999. Si l’auteur, par ailleurs artiste plasticien et musicien, reconnaît volontiers à l’époque la dette qu’il a envers Philip K. Dick et J.G. Ballard, il sait créer un univers soigneusement étouffant, gonflé jusqu’à l’explosion des miasmes délétères d’une société qui s’enfonce lentement dans l’abjection molle, après qu’un cataclysme militaire fort peu précisé mais omniprésent ait entraîné la plupart des grandes villes françaises à devoir s’étendre principalement souterrainement, la surface insalubre n’étant plus guère utilisée sans risques sanitaires divers.

C’est ainsi dans une grande conurbation marseillaise enfouie sur des dizaines de niveaux d’habitation sous terre que Paul Borrelli a imaginé cette confrontation, par serial killer interposé, personnage mystérieux qui s’introduit de nuit chez des gens apparemment ordinaires pour les expédier d’un coup de laser, leur fracasser le visage à coups de marteau et leur manger le cœur, et que la presse jamais en retard d’un bon mot a surnommé Homicide Express – en hommage à une chaîne locale de livraison de pizzas à domicile -, entre un commissaire tenace et vorace, plus hard-boiled que le plus rude des héros de Raymond Chandler ou de Dashiell Hammett, mais englué dans des méandres de police politicienne que ne renierait sans doute pas, de son côté, l’obstiné commissaire Padovani de Frédéric H. Fajardie, et un électronicien (teinté d’informaticien) hypocondriaque, légèrement désespéré et en glissade accélérée vers la marge, après quelques incursions plus ou moins heureuses dans la franche illégalité, comme si un personnage à l’ADN cyberpunk s’était mystérieusement et joliment égaré du côté d’une pègre bourgeoise chabrolienne.

"Sur le visage de Griffier poussait une grosse verrue. Il ne la faisait pas opérer : il estimait qu’elle ajoutait une note originale à son faciès mou, informe, qu’on eût dit moulé dans la cire et oublié au soleil. Auparavant, il haïssait jusqu’à son ombre. Et un jour, la verrue était venue se planter là, comme le drapeau de quelque victoire intérieure, et l’avait réconcilié avec lui-même. Il l’avait apprivoisée, elle s’était lovée sur sa narine gauche comme un animal au fond d’un panier confortable. Griffier imaginait l’intérieur de la boule de graisses : tapissée de muqueuses congestionnées, elle contenait peut-être quelque vie inconnue ? Il se la représentait grouillant de germes malsains. Quoiqu’il n’en parlât à personne au bureau, il aimait à employer devant les collègues des formules à double sens qui la désignaient directement : « Ces derniers temps, le phénomène a pris beaucoup d’ampleur… », phrases banales pour tous sauf pour lui. Au fond, il avait peur".

L’univers imaginé par Paul Borrelli, dans la sombre épaisseur duquel ses personnages se déplacent comme englués dans un perpétuel ralenti, est en soi une étonnante réussite obsessionnelle, projetant les erreurs, les palinodies et les échecs de chaque protagoniste sur sa toile mortifère, portés par une écriture singulière dans sa passion du détail incessant, imprimant en profondeur la présence de cet arrière-plan ronronnant et déliquescent en diable. Si l’on imagine aisément à bien des moments le vrombissement du véhicule d’un blade runner ou la présence insistante de cocottes en papier révélatrices, il y a ici de surcroît une curieuse fusion d’un authentique esprit « Borsalino » corso-marseillais, de pressions discrètes du pouvoir, de clubs interlopes de notables corrompus et de dérives sectaires et religieuses, avec un souffle délétère semblable à ce que peut véhiculer le plus terrifiant James Ellroy de la trilogie Lloyd Hopkins ou du quatuor de Los Angeles.

 

"Il laissa choir l’épave et claudiqua jusqu’au comptoir. Il se servit un autre ouzo et s’essuya distraitement le visage avec un chiffon de ménage. Le tissu, imbibé de cire, déposa une traînée huileuse sur ses traits ingrats. Combes finit de boire avec un bruit de gorge et s’en versa un autre. Fidèle à ses habitudes, il effectua la même séquence de gestes : serrer un verre entre ses doigts épais, imprimer un lent mouvement à l’ensemble pour voir le glaçon dériver et fondre. La vie, c’est ça, pensait-il. On y tourne en rond, puis on disparaît".

Certains protagonistes (je ne vous dirai pas lesquels) survivent à cette épreuve dantesque et à cette première histoire qui s’achève néanmoins d’elle-même, et j’ai ainsi hâte de les retrouver, peut-être, dans le tome suivant, « Désordres ».

Peinture numérique créée par l'auteur, projet de pochette de disque pour le groupe Français Magma. Jamais proposée à Christian Vander.

Extrait de L'ombre du chat : Le repas de la tortue.

 Quand Fisson surgit des portes coulissantes, Lançon se tassa dans le recoin, et attendit que l'homme eut rejoint sa porte. Il s'approcha alors et comme l'autre entrait, il s'adressa à lui sur un ton autoritaire :
     - Police. J'ai quelques questions à vous poser, monsieur. Entrons.
     Mais Fisson se retourna et le frappa à l'estomac. Lançon réussit à parer le coup suivant, se jeta en avant, et tous deux basculèrent dans l'appartement.
     Il faisait très sombre, mais Lançon était habitué depuis un moment au manque de lumière. Il esquiva un coup de couteau, saisit la main qui le tenait et tordit le poignet, tout en se déhanchant pour porter un Yoko-Geri dans les côtes de son adversaire, qui émit un grognement significatif et partit en arrière. Lançon poursuivit avec un Suki en direction du visage. Il sentit nettement les cartilages du nez craquer lorsque le coup atteint son but. Un grand fracas ponctua l'écroulement du corps, suivi d'un épais silence. Essoufflé, Lançon fit de la lumière.
     En tombant, Fisson avait cassé un aquarium, et s'était entaillé le cou. Il gisait dans le verre brisé et les rochers décoratifs, les algues mutantes ; une rivière de sang s'écoulait de sa tête et se diluait ensuite dans les quelques centimètres d'eau qui recouvraient à présent la moquette du salon. En ramassant l'arme, Lançon vit quelque chose s'agiter dans la flaque, près de lui.
     C'était une tortue d'Aldéraban, une de ces saletés de bestioles carnivores qui se jettent avec un appétit insatiable sur tout ce qui passe à leur portée. De forme triangulaire, la carapace émettait une vive lumière violette, signe que l'organisme était perturbé par ce qui venait de se produire, accompagnée d'un son semblable à un mélange de sifflement rauque et de bourdonnement électrique. Une série de mandibules cliquetait en direction du pied droit de Lançon, qui faillit tirer et, se ravisant, se baissa pour saisir à travers sa manche l'animal par la rangée de bosses qui s'élevait au milieu de son corps. Fisson, dans un gargouillement maladroit, s'était assis, et s'ébrouait encore, sonné. Quand il vit de quoi Lançon s'était emparé, il s'écria :
     - Laisse Xaviéra tranquille espèce de connard, ou elle va t'envoyer une décharge ! Ne lui fais pas de mal ! Ça vaut une fortune !
     Lançon se pencha au dessus du type, tout en lui maintenant la chose devant les yeux. Les mâchoires claquaient en cadence à présent.
     - Xaviéra va te bouffer la gueule si tu ne parles pas.
     - Hein ? Qu'est-ce que tu dis mec ? T'es givré !
     - Je ne risque rien, et si elle envoie quelques volts, ils seront pour toi mon coco, alors tu vas te montrer coopératif, parce que...
     - Sale con de flic, tu bluffes. Jamais tu n'oseras...
     - Tu crois ça ?
     Les dents acérées se refermèrent sur l'oreille gauche de Fisson. Excitée par le sang qui la recouvrait, la bête déchiquetait les tissus avec un bruit de tissus mouillés, tandis que l'homme hurlait. Lançon tirait de toutes ses forces ; il finit par faire lâcher prise à la tortue, et l'envoya bouler à l'autre bout de la pièce. Aussitôt, elle se mit résolument à tordre ses nageoires pour se redresser, dans l'intention de nager vers la source de nourriture. Une salve d'étincelles bleutées témoignait de l'effort, et une odeur de produit chimique se mit à ramper au ras de l'eau. Lançon articula distinctement :
     - Tu as très peu de temps avant qu'elle ne revienne. Tu vas parler, vite. Si tu es intéressant, je l'abattrai. Sinon, je lui ferai goûter tes couilles.
     - Ta mère suce la pine d'un âne.
     - Là où elle est, ça m'étonnerait. Dépêche toi.
     - Merde, mais qu'est-ce que tu veux ?
     - Je ne suis pas des Stups et je me fous de tes trafics. Je cherche des infos sur Cat.
     - Eh, mais ça fait des années que...
     - Tu veux que je demande à Xaviéra de te rafraîchir la mémoire ? Allez, dis moi le maximum de choses sur lui à l'époque où tu l'as connu, et je te couvrirai auprès des Stups. Sinon, je te fais plonger. Qu'est-ce que tu donnes à bouffer à ton fauve ?
     - Dans le réfrigérateur, le papier boucherie.
     Sans quitter l'autre du regard, Lançon alla chercher le paquet de viande crue ; puis, assis sur le divan, les pieds dans l'eau, il se mit à jeter des morceaux à la tortue ; chaque fois elle se précipitait goulûment dessus.
     - Il y en a pour à peu près cinq minutes, après elle va revenir sur toi. Alors fais vite.

"La maison malade", les débuts de l'auteur dans l'informatique graphique, où il se mettait en scène.

Entretien avec Jacques Tessier :

Paul Borrelli, j’aimerais que vous vous présentiez, que vous nous parliez un peu de vous, de votre vie, de votre environnement.

 

C’est me donner beaucoup d’importance que de me poser cette question. Je préfèrerais parler de mes romans, de mes personnages, ils me paraissent plus dignes d’attention. Mais je vais répondre parce qu’il y a des effets directs de certaines rencontres sur ce que j’ai créé ensuite, et que ça peut éclairer, expliquer... Certains se demandent sans doute – et ils ont raison - ce qui peut bien pousser à écrire des livres pareils !... Disons, pour satisfaire votre curiosité, que de par mon caractère je suis très rêveur, extrêmement sensible. J’ai toujours été attiré par la création ; mes domaines de prédilection sont la musique, les arts plastiques ( l’image en général ) et la littérature.

Je suis né le 11 avril 1959 à Toulon. Enfant, je m’enfuyais dans d’interminables rêveries. La réalité m’ennuyait. Je jouais peu avec les autres. Je regardais les films d'Hitchcock à la télévision, ils me fascinaient. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, j’ai vécu comme seul. J’avais eu quelques copains mais ça ne collait pas vraiment. Après, mes parents ont réussi à acheter une villa dans un petit quartier à Toulon. C’est à ce moment-là que j’ai connu Pierre-Christophe Cartereau, qui allait devenir mon meilleur ami. Son influence sur ce que j’écris est importante. C’était un rêveur et il avait une extraordinaire facilité pour non seulement fantasmer tout un univers poétique, mais encore pour le raconter de façon vivante. C’est lui qui a développé mon goût pour le fantastique et les rêves. A cette époque, nous lisions surtout Lovecraft. J’entrais alors dans l’adolescence et j’ai donc réagi très fortement à cette amitié avec Pierre, qui a pris pour moi un caractère magique, sans doute à contrecoup de l’extrême solitude qui avait précédé. 

D’autres rencontres furent décisives.

Dans les années 80, fasciné par Magma et Christian Vander, j’ai monté un groupe pour lequel je composais et jouais des claviers. En même temps, enthousiasmé par le film Alien, je me suis mis à fabriquer des maquettes de vaisseaux spatiaux et à peindre à l’aérographe. Je lisais également mes premiers romans de Dick.

J’ai connu l’œuvre de Brussolo à l’époque de mes études de psychologie à Aix-en-Provence. C’est une période assez heureuse et étrange dans ma vie. J’avais perdu Pierre de vue mais Brussolo avait cette même puissance visionnaire. Je vivais à un rythme frénétique : je m’étais inscrit à la fois en psycho et sciences de l’éducation, je travaillais comme un forcené. Je me demande où je trouvais l’énergie de lire autre chose en plus. J’ai même eu la chance de suivre le cours de littérature comparée animé par Roger Bozzetto, sur le policier et le fantastique. A cette époque, je ne pensais pas sérieusement à écrire. Pour moi, c’était comme si Dick, Ballard ou Brussolo vivaient dans un autre monde que le mien, inaccessible. Quand au roman noir, je n’osais même pas en lire !... Mais j’avais été marqué par des films comme " L’inconnu du Nord Express " ou " Psychose ", de Hitchcock, ou encore le " Freacks " de Tod Browning - déjà le mélange des genres, à l’époque...

En fait, j’ai découvert à la fois la psychologie clinique et mes auteurs préférés. Curieusement, le hasard a bien fait les choses : mon professeur de psychologie clinique, Marcel Thaon, était en même temps un spécialiste de l’œuvre de Dick ! Lorsque je l’ai su, nos conversations sont devenues fréquentes et longues, elles ont quitté leur ton pédagogique et ont porté essentiellement sur la création de textes. Parallèlement à mon mémoire de maîtrise ( une étude en psychologie sociale expérimentale sur la créativité ), je me suis mis à rédiger un premier roman, Fantasmes Urbains, que j’ai soumis à Thaon et qu’il a apprécié. Puis un second, Poussières. Je continuais à lire, Dick et Brussolo essentiellement, en même temps que des bouquins théoriques en psychologie.

Les bribes d’un troisième roman sont apparues quelques temps plus tard, après une large pause consacrée à la musique et aux arts plastiques. Entre temps, j’avais quitté la fac et trouvé un emploi. J’avais renoué le contact avec Pierre-Christophe, qui m’a encouragé lorsque je me suis remis à écrire.

L’envie ne m’avait pas quitté, bien au contraire. Mais je butais sur une difficulté : mon troisième roman relevait manifestement d’une intrigue policière, et donc il comportait une enquête. En attendant de résoudre le problème, j’ai décidé de franchir le pas, et de me mettre à lire des romans policiers. Mieux vaut tard que jamais ! J’appréciais tout particulièrement Bloch, Harris et Ellroy. Sans doute influencé par mon passage à la fac, je mis à profit l’enseignement de Bozzetto à travers une étude extrêmement serrée du Dahlia noir, le plus foisonnant des romans de James Ellroy. J’avais fini par oublier mon manuscrit. Quelques mois plus tard, un soir, en discutant avec ma femme, le déclic s’est fait d’un seul coup ; j’ai foncé griffonner sur un carnet les bases de l’intrigue de mon roman L’ombre du chat. Quinze mois plus tard, il était terminé. Je l’ai confié à Françoise Poignant, de la revue 813, les amis de la littérature policière. J’étais persuadé que je n’en entendrais plus jamais parler, aussi me suis-je désintéressé de la question. Elle l’a fait parvenir à Claude Mesplède qui l’a montré à Pierre Michaut, de l’Atalante. Celui-ci a décidé de me publier. Ce qui est drôle, c’est qu’en tout, ça a pris moins de deux semaines alors que j’avais mis ma croix dessus. J’ai même cru à une farce quand ma femme m’a annoncé que Pierre Michaut avait appelé à la maison.

Il est évident que les auteurs que j’ai déjà cités m’ont façonné, d’une certaine façon. Je ne pourrai dire en quelle mesure mais il faut savoir reconnaître ses dettes.

Il y a aussi d’autres apports : Bukowski et Fante, entre autres ; le cinéma de Fellini, Lynch... Mais ma référence intime, le refuge, c’est l’extraordinaire roman de Dick " Substance-mort " ( éditions Denoël, présence du futur ). Quand je vais mal, j’ouvre ce livre et je retrouve immédiatement son charme, jamais usé. C’est une sorte de pansement psychique. C’est un roman mal connu, qui justement, mélange les genres lui aussi. On ne le connaît que dans le cercle des amateurs de SF, où il est plus ou moins apprécié, car en marge du reste de sa production. En réalité c’est un roman noir à part entière, LE roman noir de Dick. C’est sans doute le livre le plus merveilleux que je connaisse et la source de mon inspiration. A une époque, j’en offrais des exemplaires à tous les gens que je connaissais. Heureusement, ça m’a passé. Mais j’en ai toujours quelques-uns chez moi, on ne sait jamais...

 

 

Quelques mots sur les arts plastiques ?

 

J’ai eu plusieurs périodes. Quand je suis sorti de ma période de fascination intense pour les monstres et les vaisseaux spatiaux, cela correspondait à mon entrée en faculté, je n’avais plus le temps ni la place de créer des volumes ni de peindre à l’aérographe. Par contre, j’ai rencontré d’autres étudiants qui s’intéressaient à l’informatique graphique, et ça a été mon premier contact avec cette approche, qui à l’époque n’était pas vraiment au point. Les machines étaient trop lentes et leurs prix prohibitifs. Plus tard, je me suis mis à créer des bas-reliefs abstraits, qui rassemblaient toutes sortes de techniques, aussi bien le maquettisme, que la peinture à l’aérographe, les mélanges de matériaux, toutes sortes d’expérimentations, etc. Puis j’ai eu envie de me consacrer au métal, avec lequel je fabriquais des masques en pièces mécaniques soudées, sur lesquels je peignais ensuite. Ils avaient à la fois quelque chose de robotique et de primitif, ce qui a priori est antinomique, mais pas tant que ça en fait. Mes masques font penser à l’art Inca, que j’adore. C’est en quelque sorte de l’art primitif post-industriel. J’imagine volontiers un monde à la Mad Max dans lequel un original, un visionnaire, utiliserait les restes de la technologie agonisante pour créer ses propres divinités, un nouveau culte à son usage personnel...

On pourrait me reprocher de me disperser. C’est peut-être vrai, après tout. Mais j’ai besoin d’évoluer dans des domaines distincts, c’est mon côté rebelle. Quand je suis avec des musiciens, j’éprouve l’envie de parler romans. Quand je suis dans un milieu littéraire, je me retrouve à chantonner des plans de basse ou à battre la mesure dans mon coin. Je ne veux pas me laisser enfermer dans un ghetto, j’ai un côté sauvage, même s’il est assez discret. De manière générale, je n’aime pas trop me faire remarquer. Et puis, avec les gens, on a vite fait de fantasmer et souvent, la réalité n’est pas à la hauteur... Les gens qui m’ont le plus apporté, ceux qui m’ont étonné, étaient toujours ceux qu’on ne distinguait pas de prime abord, ceux qui se faisaient oublier ; les frimeurs attirent plus vite mais on en fait le tour en deux minutes. Je suis discret mais j’adore discuter et plaisanter. Je crois qu’au fond j’ai besoin des autres, j’ai très envie de contacts fraternels, chaleureux ; en même temps, comme tout le monde, je cherche à me protéger. C’est sans doute pour ça qu’écrire est si important : mes personnages me tiennent compagnie, il y a des moments où je me sens si oppressé, si seul, que j’ai besoin de leur donner vie. Un peu comme les enfants avec leur ours en peluche ou leurs figurines en plastiques, qu’ils font parler pendant des heures, et qu’ils entraînent dans des constructions dramatiques interminables, sur fond d’aventures, de trahisons, de combats inégaux... Oui, ce sont mes jouets, je l’avoue. Je n’ai pas encore passé l’âge et je doute que cela viendra jamais.

 

Votre éditorial nous a déjà apporté quelques réponses précises sur ce que vous cherchez à travers l’écriture.  Je veux, dîtes-vous, " communiquer avec mon lecteur sur le terrain de l'intime ". Vous ajoutez que votre " première motivation, (…) est de témoigner, d'une part, et d'échanger un contenu fantasmatique troublant avec le lecteur, ce qui procède d'un puissant désir d'osmose, de partage, d'intimité. "

Il est rare d’entendre un romancier parler aussi franchement de ses relations avec les lecteurs. Au moment de l’écriture elle-même, quel est votre représentation du lecteur virtuel pour qui vous écrivez ?

En ce qui concerne votre rapport aux lecteurs (réels), qu’en est-il une fois le roman publié ? Y a-t-il adéquation ou non ?

 

Ce que j’apprécie particulièrement dans le fait d’écrire, outre les satisfactions strictement personnelles que j’y trouve, c’est aussi cette possibilité de dialoguer avec d’autres, de partager des fantasmes, d’apporter à des inconnus ce que Dick m’a offert, sans me connaître. Je fonctionne essentiellement au sentiment de gratitude. Des gens comme Phil Dick, Christian Vander, Serge Brussolo, James Ellroy, Hans Rudi Giger, Alfred Hitchcock, Ridley Scott, m’ont apporté l’essentiel, à un moment donné de ma vie où j’en avais besoin. Ils m’ont aidé à me trouver, à me construire. Je ne les en remercierai jamais assez. Alors, si je peux à mon tour offrir ce cadeau à d’autres, même si je n’en ai aucun retour, j’estimerai avoir fait quelque chose de bien dans ma vie. Mais quand j’ai écrit L’ombre du chat, je l’ai dit, j’étais persuadé que le manuscrit dormirait au fond d’un tiroir pendant des années. En fait, je ne pensais qu’à un seul lecteur : mon ancien professeur, Marcel Thaon. Je me disais qu’il serait drôlement fier et heureux de lire mon nouveau roman. J’ignorais qu’il était décédé entre temps. Quand le roman a été fini, j’ai cherché à entrer en contact avec lui, les secrétaires ne connaissaient même pas ce nom... J’ai eu un sentiment d’irréalité, plus personne ne savait qui était Thaon, je croyais faire un mauvais rêve, comme Jason Tarverner, le héros Dickien de " Coulez mes larmes, dit le policier ". Jusqu’à ce qu’un autre enseignant m’annonce la triste nouvelle. Mais bon, Thaon m’a guidé pendant les moments de découragements, je me reprenais en me disant que je serais tellement heureux de lui montrer mon texte, qu’il fallait que je m’accroche... C’est pour cela que j’ai voulu le lui dédier. D’ailleurs le psychiatre Maurice Brugier en est une émanation directe. Ceci dit, quand on parle du lecteur anonyme, je ne me le représente pas vraiment. J’accorde une importance à l’impact que mon texte aura sur lui, mais j’y pense quand le passage est écrit. Pendant le temps où je le construis, je suis seul avec le texte, à peser scrupuleusement chacun des détails. Si je suis vraiment content de ce que j’ai fait, alors je pense aux réactions possibles... Maintenant, pour ce qui est des relations avec les lecteurs, il est rare qu’on voie les gens après qu’ils aient lu... Le plus souvent, dans les salons, je rencontre des amateurs de romans noirs qui ont entendu parler de mes romans et sont curieux de les découvrir... Il est arrivé, c’est plus rare mais ça compte énormément pour moi, que des gens se déplacent spécialement parce qu’ils ont vu mon nom sur un programme, et ils viennent me dire à quel point ils ont aimé mon roman. Je me souviens d’une très jeune fille qui m’avouait avoir adoré L’ombre du chat, j’étais gêné parce que je la trouvais d’aspect fragile et c’est un texte féroce par moments. Je ne voudrais pas qu’on se méprenne sur la teneur de mes romans. C’est vrai qu’ils sont violents, choquants parfois. Mais c’est naturel, puisque j’écris sur ce qui me choque essentiellement. Le moteur principal de mon envie d’écrire, c’est le malaise, la colère, la révolte. Je citerai ici les paroles que Serge Lançon adresse dans Trajectoires terminales à Nadia, une marginale qu’il a recueillie à bord de son camion lors de son enquête sur l’autoroute : " La rage ? Tu ne sais même pas ce que c'est. Tu crois qu'il suffit de se balader avec le mot écrit en blanc sur fond noir ? Laisse-moi rigoler. La rage, ça ne s'affiche pas. La rage, ça te tord les tripes et ça t'empêche de chier. ça te tient l'œil ouvert toute une nuit. ça t'étouffe, te rend malade, voilà ce que c'est. Pas une connerie d'inscription sur un t-shirt à trente balles ". J’ai passé plus d’une nuit à avoir la rage, à ne pas pouvoir dormir. Il y a un film qui correspond bien à mon état intérieur, c’est " Chute libre ", de Joël Schmacher, avec Michael Douglas, Rachel Ticotin et Robert Duvall. C’est la dégringolade du héros, il a perdu son travail, sa femme l’a quitté. Coincé dans un embouteillage, il décompense, comme disent les psychiatres. D’un seul coup, la coupe est pleine, et il part en guerre contre tout ce qu’il ne peut plus accepter. Ma façon à moi de partir en guerre, c’est d’écrire. Pas étonnant que ça dérange certains.

 

Vous paraissez spécialement intéressé par le travail sur les personnages. Dans les deux romans actuellement publiés, les personnages de Lançon et Canavese sont des personnages complexes, très travaillés.

Quand vous commencez l’écriture d’un roman, quel est le point de départ  de votre travail ? Les personnages ? L’intrigue ? Une atmosphère qui vous séduit et que vous voulez restituer ? Concrètement, comment s’opère la naissance d’un livre chez vous ?

 

Tout est important. Mais les personnages, oui... je suppose que c’est mon côté " psy " qui transpire... Le point de départ, comme je le disais, c’est souvent l’indignation, ou l’incompréhension. Par exemple, pour mon second roman, Désordres, c’est parti de la lecture d’une biographie d’Andrew Crispo, un richissime marchand d’art de New York. Parti de rien, il avait réussi à devenir connu de tout le gotha mondain. Mais il est tombé peu à peu dans le piège de la cocaïne et de la paranoïa. Il fréquentait les bars sadomaso et il a réussi à entraîner dans sa spirale meurtrière une garçon assez simple, qu’il avait engagé au départ comme chauffeur. Ils sont allés jusqu’au meurtre et c’est le jeune homme qui a trinqué. Crispo, n’ayant pas techniquement procédé à la mise à mort, n’a pas été inquiété par la justice. Cela m’a particulièrement choqué, je me suis demandé comment un fantasme sexuel, un rituel pratiqué d’habitude entre adultes mutuellement consentants, pouvait dérailler au point d’aller jusqu’à la mort. Alors je me suis énormément documenté sur les milieux du sado-masochisme et cela a donné Désordres. Mais au départ, ma démarche était l’envie de comprendre ces gens, leur fonctionnement. Je n’ai pas grand-chose en commun avec eux, c’est bien pour cela qu’ils m’ont intrigué, et que j’ai écrit ce roman. D’ailleurs, au début, Lançon exprimait trop souvent mon rejet et Pierre Michaut m’a obligé à atténuer les jugements de mon personnage – pour le plus grand bien du roman. Néanmoins, votre remarque sur les personnages est tout à fait justifiée, il est vraiment primordial pour moi de les travailler " au corps "... Lançon, comme Canavese, d’ailleurs, est un peu mon souffre-douleur. Je projette sur eux tout ce qui m’arrive et qui me reste en travers. Je ne dis pas que j’ai vécu tout ce qu’ils vivent, heureusement non. Mais toute expérience peut me profiter, même si elle est négative. J’appelle ça le " bénéfice secondaire ", comme dans la théorie des névroses de Freud... Dans mon prochain roman, Trajectoires Terminales, Lançon cohabite avec Eric Bertaud, un ami d’enfance qui entre temps est devenu junkie. Cela ne se fait pas sans difficultés... Et bien sûr, chacune de ces rencontres entre des personnages forts et différents est passionnante pour moi en tant qu’auteur, c’est une sorte de laboratoire psychologique… Vous savez, la vision qu’on retire de la pratique de l’expérimentation en psychologie sociale, ça marque… On garde une façon un peu détachée d’observer les réactions humaines, un regard d’entomologiste. Vous parliez d’atmosphère, aussi. Primordial, ça. Je veux retrouver l’intensité dramatique, le dénuement du film noir. Les regards lourds de sous-entendus, les mâchoires crispées, les gestes raides, la tension qui irradie de certaines scènes... l’expression de Bogart quand il désarme et frappe Peter Lorre dans " Le faucon maltais ", par exemple. Quand une scène de roman est bien écrite, elle doit vous coller le frisson. J’écris souvent sur des musiques de films noirs. J’apprécie beaucoup Bernard Hermann, entre autres. Quelquefois, j’ai un but à atteindre, et il n’a au départ que peu de rapports avec l’intrigue, c’est à moi de faire coïncider. Je crois qu’écrire, c’est en particulier cette capacité d’intégration. Dans Trajectoires terminales, Lançon arrive chez un ferrailleur, et je dis : " De part et d’autre, une muraille d’objets bouchait la vue, s’élevant jusqu’à une trentaine de mètres en hauteur. Véhicules, mais aussi appareils ménagers, fragments de machines, citernes, poutrelles, rails, tuyaux, grilles, cadavres d’acier abandonnés à la rouille. Le territoire de l’entropie, du chaos, du retour au non-être ; un absurde entassement qui, à l’image de la vie, ressemblait à un puzzle aux pièces trop nombreuses, hétéroclites, incertaines et mouvantes ". Notre condition dérisoire de singes savants nous fait les dépositaires d’un flux d’émotions contradictoires, de fragments en devenir, de scories que nous ne pouvons que charrier, sans trop savoir quoi en faire. Ecrire, c’est aussi organiser une part de ce chaos, trouver une façon de s’en servir, de l’obliger à devenir porteur de sens. Faire coïncider, c’est par exemple... Tiens, une anecdote convient parfaitement : chez moi j’ai un réfrigérateur qui depuis toujours émet des plaintes étranges, des hululements sinistres, des variations sur plusieurs notes, ça dure des heures... On plaisante avec ma femme, on dit qu’il est hanté. Jusqu’au jour où, l’idée faisant son chemin, j’imagine un homme qui, persuadé que son ex beau-père hante son réfrigérateur, se met en colère et vide sur lui le chargeur d’un pistolet. L’affaire est racontée par le propriétaire du camping, car bien évidemment, les balles ont traversé l’appareil et ont endommagé une caravane voisine, qu’il a dû réparer à ses frais. C’est ainsi qu’est né Santo Vives, un personnage qu’on trouvera dans Trajectoires terminales... Ceci pour expliquer que le point de départ est parfois extrêmement ténu, qu’il ne faut pas grand-chose pour qu’une histoire naisse, que d’autres éléments viennent se greffer par-dessus... Henri Laborit, dans son ouvrage " L’homme imaginant ", dit que l’extraordinaire faculté d’adaptation de l’homme vient de sa capacité à imaginer, transposer dans de nouveaux domaines ses apprentissages antérieurs. Je crois que c’est cette aptitude à la combinatoire, cette flexibilité, cette réceptivité fantasmatique qui sont à la base de mon activité d’écrivain.

 

Vous nous dites également " (…) lorsqu'un bon roman fonctionne, on a l'impression qu'il a été écrit pour nous, personnellement, tellement il nous touche de près. " C’est l’exemple de l’adéquation parfaite auteur/lecteur. Tous les lecteurs étant différents les uns des autres, le critère d’un bon roman n’est-il pas plutôt l’universalité ?

 

Justement, ce qui nous touche au plus profond, ce qui est universel, ce n’est pas le vernis culturel que le système nous fait prendre pour notre personnalité, notre individualité, le fait qu’on préfère ceci à cela, qu’on a telle ou telle habitude de vie... Chacun de nous a tendance à se voir comme un être unique, irremplaçable – et c’est dû au système qui nous pousse vers l’individualisme forcené, le culte de la personnalité, il n’y a qu’à voir comment le star system se développe pour s’en faire une idée... Pour ma part, je suis frappé de constater plutôt les points communs que les différences. Nous sommes tous des bipèdes largués contre leur volonté à la surface de cette planète et chacun lutte pour préserver son espace personnel, ses aspirations, ses rêves. Certains font des efforts considérables pour paraître mieux que d’autres. Le fait d’écrire, de créer, de quelque manière que ce soit, ne procède-t-il pas du désir de s’affranchir de la masse, de se faire remarquer ? Je me pose franchement la question... Imaginez que vous observiez aux jumelles une colonie de macareux, par exemple. Vous viendrait-il à l’idée de distinguer un individu ? Pour vous, de loin, ils sont tous semblables. Mais chacun s’en va, préoccupé par ses propres affaires. Les humains sont comme ça, ils vont, la bouche pleine de " je ", s’accrochant aux infimes variations qui font d’eux des individus, sans remarquer l’énormité de leurs points communs. Attention, je ne prétends pas être au-dessus de cette illusion, je suis berné moi aussi par mon égocentrisme. Mais par moments, je réalise que ce que je prends pour mes particularismes, n’est qu’un tissu de rationalisations, de constructions après coup. En réalité, nous sommes tous pareils, que nous le voulions ou non. En vérité, je suis comme vous tous, j’ai les mêmes peurs, les mêmes phobies, les mêmes désirs plus ou moins avouables. C’est cette énorme architectonique des pulsions, des fantasmes, qui est le terrain commun, c’est pourquoi je veux m’adresser en profondeur à mon lecteur, d’inconscient à inconscient, court-circuiter le mental, l’intellectuel, lui faire comprendre qu’il n’est pas seul, qu’on patauge tous dans la merde, tous tant qu’on est. Et si certains nous la jouent mariole, c’est qu’en vérité ils se sentent encore plus péteux que les autres. En toute honnêteté, si j’étais devenu un grand médecin, ou avocat, ou musicien, ou scientifique, un " décideur ", comme on dit, peut-être que je n’aurais pas besoin d’écrire. C’est peut-être dur à accepter, ce que je dis là, mais aucun de nous n’est le nombril du monde. Le jour où je crèverai, il continuera de tourner à la même vitesse. C’est pour ça que je consacre autant d’énergie à créer. Il me semble que c’est une chose intelligente à faire, avant d’y passer. D’autres amasseront le plus d’argent possible, ou pratiqueront la course au pouvoir... Je n’ai pas raison, ils n’ont pas tort, de toutes façons, à quoi ça servirait de mépriser les options prises par les autres ? Ont-elles été choisies en toute conscience, aussi bien pour eux que pour moi ? J’ai l’impression de n’avoir pas eu beaucoup d’expériences dans la vie, sauf dans le domaine de la création – ceci étant sans doute destiné à compenser cela. Ma psychologie, c’est celle de l’alchimiste, de l’artisan, du chercheur, de l’hurluberlu qui bricole dans son coin, je fais des expérimentations, je suis curieux de voir de quoi je suis capable, où vont me mener mes élucubrations. C’est une façon de fuir les difficultés de la vie, aussi. Et je m’adresse comme ça à mon lecteur pour briser la solitude qui m’accable. Je veux lui dire " tu vois, tu n’es pas si seul que tu le crois. J’ai vécu ça moi aussi. " Mais ce qu’il faut éviter, c’est de pleurnicher. Récemment, j’ai traversé une phase de grandes difficultés dans mon travail. J’ai collé cette histoire sur le dos d’un des protagonistes de Trajectoires terminales et je ne pense pas qu’on puisse le distinguer des autres personnages du roman. Pourtant, j’ai mis huit mois à écrire la seule scène où il apparaît ! Mais le lecteur se fiche pas mal des difficultés de Paul Borrelli, et je le comprends, moi-même elles ne me passionnent pas forcément, malgré que je sois le premier concerné. Si je veux l’amener à s’intéresser à ce que j’ai vécu, il faut que j’en fasse parler un personnage que je rendrai vivant, et qu’à travers lui j’atteigne cette zone sensible de l’affectivité profonde, le paléocéphale, le " cerveau reptilien " de ce cher Laborit... Et là, mon lecteur anonyme sera touché, concerné à son tour. Parce qu’il pourra se projeter, s’imaginer ce que le personnage a ressenti, les souffrances qu’il a traversées...

 

Au cours d’un entretien avec Victor Bouadjio, votre éditeur Pierre Michaut disait : 

" Le meilleur thème mal traité ne donnera rien. Le traitement du thème passe par l’écriture au sens large. Il ne s’agit pas seulement du style, mais aussi et surtout de la manière dont on donne la vie à un personnage, dont on fait fonctionner le suspense, si la construction est très serrée et bien étudiée… L’écriture pour moi c’est tout cela. Elle va depuis la structure globale du livre jusqu’à chaque phrase du texte, au mot à mot. "

Etes vous d’accord avec cette appréciation ? Pensez-vous qu’elle s’applique plutôt aux " romans de genre " ou bien à la littérature générale ?

 

Je suis entièrement d’accord. C’est ce que je disais dans ma chronique sur le thème du tueur en série ( la blonde en béton, un très bon roman noir ). Il y a des gens qui s’engouffrent dans la brèche, des opportunistes... Ils deviennent célèbres ( tant mieux pour eux, du reste ) parce qu’ils ont traité un thème à la mode. Je me souviendrai toujours de Collard avec ses " nuits fauves "... On m’a chauffé les oreilles avec ce film, tant et plus, et quand je l’ai vu j’ai cru mourir d’ennui. Le sida, c’est à la mode, alors on dirait que ça peut cautionner n’importe quoi. Et il y a un impérialisme de la culture, qui fait qu’on n’ose pas s’affirmer à contre-courant. Ce qu’en psychologie sociale on appelle la pression à la conformité. Comment déclarer qu’on n’aime pas tel ou tel produit culturel alors que pendant ce temps tout le monde crie au chef-d’œuvre ? Non, peu importe le thème, ce n’est pas ça qui fait la valeur d’un roman. Le must, en matière de polar par exemple, c’est le flic qui enquête en utilisant internet. Vous écrivez ça, tout le monde s’extasie. Résultat ? Lisez " Les racines du mal ", dans la collection Série Noire. Le bouquin le plus prétentieux et le plus emmerdant que j’aie jamais lu. Mais il a eu un prix, je ne sais plus lequel. Et ce n’est pas le seul exemple, hélas. Enfin, tant mieux pour ceux qui en tirent profit. De toutes façons, c’est moindre mal. Il vaut mieux lire ça que d’allumer la télé et regarder les autres guignols chanter " le feu ça brûle et l’eau ça mouille "... Parfois, je me dis que plus on prend les gens pour des cons, plus ils en redemandent. Et pendant ce temps, rongé par mon perfectionnisme maladif, je me torture l’esprit sur une tournure de phrase, je doute, je pèse des œufs de mouches dans des balances en fils d’araignées... on croit rêver. Mais bon, peu importe, même si ça n’intéressait personne, je continuerais parce que j’aime vraiment ça, je ne fais pas du commercial, j’en serais incapable, même si je le voulais. Encore que, si on me collait un fusil sur la tempe, je serais peut-être surpris du résultat... Va savoir, j’écrirais un tube ? Comme disait, Waldo Lydecker, dans " Laura " : " à vingt-cinq cents le mot, le sentiment vient facilement ". C’est une réplique qui m’a toujours amusé. Quand à la distinction entre littérature générale et roman de genre, je la trouve caduque et assez peu opératoire : à ce compte-là, Kafka et Dostoïevski seraient à ranger dans la catégorie du roman noir ! ! ! Je crois que ceux qui méprisent le roman policier feraient bien de se souvenir qu’au départ c’était un genre très prisé de l’intelligentsia cultivée. C’est vrai qu’à un moment donné, le niveau a dégringolé. Et puis, il y a les séries télé, catastrophiques pour la plupart. Mais on trouve encore d’excellents romans et des auteurs de talent ( pas forcément ceux qui font des ventes fracassantes, du reste ), et je me chargerai d’en parler dans mes chroniques.

 

Vous avez été influencé semble-t-il, par Philip K. Dick et Brussolo. Vous avez publié chez Atalante " L’ombre du chat " et " Désordres ", qui sont selon vos propres mots, des " histoires très noires, de loufoquerie, de fantasmes sexuels et d'humour grinçant, le tout sur fond d'esthétique Dickienne et de visions baroques… ". Ce mélange des genres est assez rare dans le roman noir français. Pourquoi ce choix ?

 

Quand on est persuadé que le roman qu’on écrit ne sera lu par personne, on ne se pose même pas la question. Du reste, cela autorise une grande authenticité, qui est la chose la plus importante pour moi. Mais bon, le mélange des genres se comprend à la lumière du parcours que j’ai suivi. Serge Brussolo me disait qu’il ne faut pas s’attarder à ce genre de considérations, que si le roman est bon, le reste n’est que préjugés de puristes. C’est vrai, mes romans ont souffert parfois de cette double appartenance. Mais je ne regrette pas d’avoir tenté de créer mon propre univers, d’autant que certains ne s’y sont pas trompés et que j’ai eu des chroniques élogieuses dans la presse. De toutes façons, avec le temps, les lecteurs seront capables de se rendre compte de la qualité de ce que j’écris. En attendant, j’ai une énorme envie d’aller vers eux, d’être lu, invité à des manifestations, des signatures, des débats, etc. Et puis, je compte tenter l’expérience du polar pur et dur, par la suite. J’avais peut-être besoin de me faire plaisir, de retrouver l’ambiance magique de " Blade Runner ", un autre film que j’aime beaucoup, basé sur un roman de Dick. En fait, j’ai baigné pendant longtemps dans le climat créé par une certaine frange de la science-fiction qui, sans s’en douter, fleurtait très étroitement avec le roman noir, je pense entre autres aux romans de K.W. Jeter, un ami de Dick, encore lui. Sans compter tout ce que Brussolo a créé dans cet espace de liberté. En fait, on parle de Science-Fiction, mais en réalité, je trouve que Brussolo est souvent en marge, dans un domaine qui concerne plus le fantasme, une vision grotesque, grimaçante, cauchemardesque du monde, très éloignée des considérations souvent intellectuelles des auteurs de Science-Fiction. Pensez un peu à des romans comme " Le carnaval de fer "... Inclassable, et fabuleux ! Le plus fou, c’est qu’à l’époque où je lisais ces romans, je ne connaissais absolument personne dans le même cas, je n’avais personne à qui en parler. C’est comme si Serge Brussolo les avait écrits pour moi.

 

Vous avez choisi d’écrire une suite romanesque dans laquelle on retrouve les mêmes personnages. Ce choix vous a-t-il été imposé par l’éditeur ou bien l’avez-vous souhaité ainsi ? A moins que vous ne soyez devenus amoureux des personnages que vous avez créé ?

 

Ce n’est pas une suite : chaque roman est indépendant, j’insiste sur ce point. Je déteste les saga nombrileuses, écrites pour un petit nombre d’initiés... Simplement, j’ai eu envie de retrouver Lançon et les autres... Surtout Lançon, depuis le début, il ne me quitte pas. Il y a des liens très étroits entre nous deux, c’est en quelque sorte " mon petit frère de papier ". Il ressent les mêmes choses que moi, il est simplement beaucoup plus direct, moins policé... Non, ce fut un choix tout à fait volontaire. Au contraire, je voudrais maintenant essayer de passer à d’autres personnages et il va me falloir faire un gros effort, voire un travail de deuil. Mais peut-être que plus tard...

 

Vous avez un autre roman qui va bientôt sortir. Que pouvez-vous nous en dire ?

 

Vaste sujet ! Trajectoires terminales est bien plus épais et complexe que les précédents, plus sombre aussi, autant que faire se peut. Comme les deux précédents, il se situe dans le même univers et on y trouve les mêmes personnages, sans qu’on puisse pour autant parler de suite. Je crois que j’ai réussi à y faire passer toutes sortes de petits messages ténus, subtils. En même temps, il est terriblement efficace. J’adore les romans bien épais, foisonnants, qui vous clouent dans un fauteuil, impossible de les lâcher. Il y a une myriade de petits récits qui s’imbriquent étroitement, pour former un tout logique et une progression implacable jusqu’à la conclusion finale. C’est un roman basé sur la problématique de la perte, essentiellement. ... Non, si je commence à en parler, je ne vais plus pouvoir m’arrêter et je vais finir par raconter toute l’histoire ! Ecoutez, plutôt que de me livrer à de vaines paraphrases, je crois que le plus simple serait d’insérer ici la quatrième de couverture du roman :

Avril 2034.

Entre Marseille et Toulon s’étend l’autoroute Est, avec ses échangeurs, ses bretelles d’accès, ses toboggans, ses voies de dégagement et tous les tunnels qui s’enfoncent sous la surface. Des milliers de véhicules par jour.

Au dessus, les gigantesques tours, certaines encore en construction. Reliées par un complexe réseau de passerelles, de ponts, de couloirs, de plates-formes d’atterrissage.

Perdu dans les hauteurs, un esthète solitaire s’est mis en tête de faire partager sa passion pour l’art. Il s’y prend de curieuse manière, en bombardant les véhicules avec des fragments de statue en bronze. Mais il semble que les destinataires soient assez peu réceptifs à sa conception de la beauté formelle.

L’inspecteur Canavese doit retrouver l’importun. Et pour faire bonne mesure, on a mis Serge Lançon sur le coup. Justement, les milieux de l’art, il ne connaît que trop.

Parution février 1999 – éditions de l’Atalante.

 

Votre expérience d’Internet vous permet-elle de penser que les relations - jusque là assez  figées - entre l’auteur et le lecteur, peuvent se développer, prendre d’autres dimensions, devenir plus riches ?

 

Je l’espère bien ! En tous cas, c’est dans cet esprit que je vais bientôt, si tout se passe bien, créer un site qui devrait s’appeler " Le sourire noir ", du titre d’un roman de Serge Brussolo. Je donne l’adresse mais c’est sous réserves que le projet aboutisse :

http://www.multimania.com/blacksmile

Ce site serait conçu entre autres dans un esprit d’échange et de participation. Il y aurait des chroniques de romans, des nouvelles, des images, des interviews, des jeux d’écriture et la constitution d’une banque de rêves...

 

Accepteriez-vous, si vos contraintes de temps vous le permettent, de donner parfois, dans notre atelier d’écriture, quelques conseils à de jeunes apprentis-romanciers ?

 

Je n’ai pas d’opposition de principe sur le sujet, mais ça me paraît difficile. Tout d’abord, ma vision des choses étant essentiellement subjective, je me verrais mal donner un avis aux autres sur ce qu’ils font. Je ne sais pas quelles intentions ils ont eues, ils ne connaissent pas les miennes, en vertu de quel " savoir " puis-je les diriger ? Je chronique des romans, c’est vrai. Mais c’est un compte de dire si le texte est réussi ou raté ; c’en est un autre de dire ce qu’il faudrait faire. Non pas que ce soit si difficile, mais des choix s’imposent, et je n’ai pas à les faire à la place des auteurs. De plus, quand je chronique des romans, je n’ai pas affaire aux auteurs concernés. Là, j’aurai la difficile tâche de donner mon avis à des gens qui attendraient beaucoup de moi, trop peut-être. Et que dire dans la situation où je recevrais un texte particulièrement mauvais ? C’est embarrassant. Non, je tiens à éviter toute ornière pédagogique. Je ne le ferai que dans un seul cadre : je lis le texte, je donne des indications éventuelles, mais tout en précisant bien qu’elles me sont personnelles, que c’est ce que j’aurais fait, sans plus. Et je ne veux pas qu’on me soumette le résultat ensuite. J’ai une première impression, à froid, mais m’engager à relire le texte, ce serait amener mon interlocuteur à se placer dans une position de dépendance, nous ne serions plus dans un rapport d’égal à égal, ce qui me paraît malsain. Ce que je peux proposer, ce sont des jeux d’écriture, des consignes de départ, mais je ne veux pas m’aventurer sur le terrain de l’évaluation, commenter outre mesure. L’écriture, c’est quelque chose de personnel. De manière générale, la création est un domaine intime, quelque chose d’inexplicable. Au risque de choquer, pour moi, l’idée même de cours de création est une aberration. On peut guider, dans une certaine mesure, mais il convient de rester d’une grande humilité dans ce domaine.

 

Jacques Teissier, Site "Ecrits vains".

Extrait de L'ombre du chat : La verrue

La ville défilait, grise, sale. A perte de vue.
     Les constructions s'entassaient de façon anarchique, sur chaque centimètre carré de surface au sol, leurs niveaux souterrains s'enfonçant jusqu'à quatre cents mètres de profondeur tandis que leurs cimes s'élançaient de plus du double vers le ciel. Un ballet incessant se jouait sur les bretelles surchargées de voitures ; entrecroisement chaotique de poutrelles métalliques, dentelle d'acier suspendue dans le vide, files ininterrompues de lumières blanche, rouge et orange. Les myriades de tunnels avalaient et crachaient constamment leurs bolides scintillants, la fumée des usines noyait les confins de ses masses brunes, se mêlant à la luminescence glauque des hologrammes, néons, panneaux et couloirs balisés, pour créer une confusion des échelles, des distances, des perspectives, qui rendait caduque toute tentative de distinguer réalité distordue et leurre.
     Les aéros pullulaient en bancs dans les étroits passages qui séparaient les parois des tours, grouillement de reflets moirés et clignotements ténus.
     La mer, gris plombé, offrait au regard une étendue luisante de substances toxiques et corrosives, qui lentement mais sûrement s'infiltraient dans les niveaux souterrains des quartiers Sud. Creuset d'une alchimie incontrôlée, elle était partiellement recouverte d'une lourde plate-forme artificielle de deux kilomètres de large, qui supportait les installations de l'astroport et le ballet des cargos spatiaux.
     Au-delà, noyé de smog, le soleil, tache floue et jaunâtre. Dans quelques heures, il s'élèverait à la verticale de Marseille et on commencerait à avoir chaud.

     Griffier n'accordait aucune attention au décor. Il passait tous les matins au-dessus des mêmes quartiers, depuis des années, confiant sa sécurité au pilote automatique de son aéro de fonction. Jeter un coup d'oeil, même furtif, pour observer l'étendue de la conurbation ne lui serait pas venu à l'esprit. Du reste, il était bien trop occupé.
     Sur ses genoux, une boîte noire, ronde. Dans sa main droite, un miroir. Dans la gauche, un petit pinceau, qui régulièrement piochait un peu de fard rose vif pour venir l'étaler sur le nez, où s'épanouissait une opulente verrue.
     C'était le rituel du matin. Chaque jour, Griffier s'appliquait méticuleusement à redonner à cette disgracieuse protubérance un aspect malade plus convaincant, comme s'il redoutait les effets à long terme d'une banalisation. Il voulait maintenir en éveil l'attention de ses collègues sur l'étrange mal dont il souffrait, leur offrir sans commentaire superflu la vision d'un chancre dérangeant, capricieux, imprévisible, capable en moins de vingt-quatre heures de passer de l'incarnat à l'indigo, de s'infecter, qui sait ? de causer brusquement sa mort, au secret soulagement de tous, lui-même compris.
     Mais l'emploi de cosmétiques n'était pas qu'un simple subterfuge. Tout le monde savait qu'il tenait lieu pour Griffier d'exutoire sexuel. Vieux garçon de la cinquantaine passée, renfermé et solitaire, caustique et autoritaire, Griffier ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, disaient les mauvaises langues.
     Et, lorsqu'il se grattait, dans l'intimité ou en public, en un geste compulsif quasi irrépressible, ils étaient nombreux à ricaner.
     Il y avait avant et après la verrue. A l'époque antérieure, son visage n'avait été qu'une vague forme ronde, molle, blanchâtre, aux traits brouillés, indistincts, comme bâclés. Un faciès de spectre, d'inconsistante baudruche, de noyé, impossible à mémoriser car dépourvu de toute ligne directrice, comme tracé à l'encre baveuse, dilué, délavé par le soleil ou les pluies acides. Insignifiant, inexistant.
     D'ailleurs, au début, les plus méchants l'avaient baptisé "Face de Lune".
     Mais l'excroissance était providentiellement apparue, mettant un terme aux hypocrites quolibets. Enfin, un point central émergeait du néant, accrochant le regard, l'attirant irrésistiblement, pour le repousser aussitôt, de crainte qu'une réflexion cinglante ne vînt mettre fin à l'accès de curiosité. On se sentait obligé de fixer ses yeux, pourtant dénués a priori de toute étincelle de vie. Tout plutôt que d'affronter la vision grotesque de cette pustule peinturlurée qui brillait légèrement, obscène, inquiétante comme un signal d'alarme.
     Griffier, absorbé dans son magma de sensations contradictoires, oscillant entre le plaisir et la souffrance, n'entendit pas tout de suite le bourdonnement du vidphone et, lorsqu'il se résolut à prendre l'appel, il plaqua tout d'abord le bout de sa chaussure sur l'optique du terminal.
     Un visage grave et soucieux apparut. Cheveux bruns frisés, coupés courts. Lunettes à monture d'acier. Petite moustache.
     Griffier soupira, excédé.
     - Canavese ? Qu'est-ce qu'il y a encore ?
     - C'est vous, commissaire ? Je ne reçois pas d'image.
     - Il doit y avoir un défaut de transmission. Et si vous me laissiez arriver, nom d'un chien ? Je suis là dans un quart d'heure, ça ne peut pas attendre ?
     - C'est que...
     Il annula avec humeur. Tous pendus à ses basques, affolés au moindre problème, à lui donner du "monsieur" et à attendre ses ordres.
     Comme s'il avait réponse à tout.
     Ne pouvait-on le laisser en paix ? Au minimum, farder sa verrue tranquille ? D'ailleurs, il avait presque terminé. Il s'examina attentivement.
     Ainsi maquillée, on aurait dit qu'elle allait éclater d'un instant à l'autre.
     Parfait. La journée pouvait commencer.

Interview, par Patricia Mevel

Né le 11 avril 1959 à Toulon, Paul Borrelli découvre très jeune la littérature fantastique et le film noir, la musique et la science-fiction qui lui donne l’envie d’écrire. Il entame des études aux Beaux Arts qu’il abandonne au bout d’un an pour entreprendre des études de psychologie et de sciences de l’éducation. Devenu enseignant, il poursuit néanmoins ses activités de création dans l’écriture, la musique et les arts plastiques. Homme au tempérament rêveur, il fait preuve d’une imagination délirante. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il aime à fantasmer.

Aujourd’hui, Paul Borrelli est un auteur de nouvelles, mais surtout d’une magnifique trilogie noire : L’Ombre du chat (octobre 1994), Désordres (mars 1997), Trajectoires terminales (février 1999) publiée aux éditions de l’Atalante, et qui mêle avec bonheur science-fiction et roman policier. Les trois romans forment un ensemble. On peut cependant les lire indépendamment les uns des autres. Ils ont tous pour cadre Marseille et ses environs, entre 2032 et 2034, au lendemain d’un conflit mondial qui a laissé des traces indélébiles : pluies acides, pollution, disparition de la végétation et des races animales. La cité s’est développée sur une vingtaine de niveaux souterrains où s'entassent plusieurs millions d'habitants, les plus démunis dans les niveaux inférieurs, les plus aisés vivant plus près de la surface. Ambiance glauque, sordide... La criminalité, bien évidemment s’y développe à loisir. " Symbole de l’inhumanité vers laquelle s’achemine notre société, les excavations de la cité phocéenne soumettent l’individu à un déphasage sensoriel et détruisent sa sphère intime, générant quantité de pulsions asociales conditionnées par l’impuissance, par la révolte " nous dit Sébastien Cixous, critique littéraire.

Ainsi, dans l’univers délabré, chaotique et apocalyptique qui sert de décor aux intrigues, sévissent des tueurs en série qui mettent en scène leurs crimes suivant des rituels pour le moins morbides. Pour contrer leurs méfaits, des personnages tout aussi complexes, ambigus, absolument pas manichéens, toujours tourmentés, souvent à la dérive. Tous vont connaître des destins brisés, et l’auteur a à cœur de mettre en avant leurs souffrances. Ainsi retrouve-t-on le commissaire Griffier, obnubilé et terrifié par le développement de la grosse verrue qui a élu domicile sur sa narine gauche. Griffier se doit, en dépit de son obsession, de faire régner l’ordre et de veiller à la sécurité de ses concitoyens. Arriviste et teigneux, l’inspecteur Canavese, quant à lui, est un flic brillant et impulsif. Il mène ses enquêtes suivant les procédés et les méthodes traditionnelles de la police. On lui impose, contre son gré, la collaboration de Lançon, sa bête noire. Il le déteste d’ailleurs ouvertement, ne comprend rien à ses méthodes d’investigation. Serge Lançon, c’est le personnage phare de la trilogie, antihéros ambigu et fascinant. Electronicien véreux, tueur aux mains propres, spécialiste en arts martiaux, amateur de drogues diverses et variées, il a fait son trou dans la fange marseillaise et n’apprécie pas vraiment les représentants de l’ordre. Blasé et désabusé, malheureux en amour, tour à tour détestable ou attachant, il est piégé par Griffier qui, alors même qu'il ne lui fait pas confiance, le contraint à collaborer avec les policiers. Pour résoudre les enquêtes, il travaille en solitaire, marche à l’intuition et analyse ses hallucinations et autres rêves prémonitoires...

Paul Borrelli aime les romans d’ambiance, affirme son ami Fred Belin. Il ajoute encore :

« Paul Borrelli n’écrit pas ses bouquins, il les vit. C’est là toute la différence ! » Le résultat est à la hauteur du défi qu’il se lance, impressionnant et magistral, car on a là trois romans pessimistes et sans concession, plus noirs que le noir, foisonnants et ponctués de quelques touches d’humour, noir évidemment. Les intrigues baignent dans une atmosphère lourde et dérangeante, dévoilent une société en déréliction dans laquelle évoluent des personnages à la dérive. L’auteur s’attache à mettre à nu les plus sombres travers de l’âme humaine. Rien n’est inutile, il va droit à l’essentiel. Descriptions enlevées, dialogues percutants, construction habile autant qu’hallucinante, belle maîtrise du suspense, style irréprochable et acéré, écriture nerveuse, rien ne manque. Paul Borrelli est vraiment un écrivain talentueux qui nous procure de grands moments de lecture.

 

Pourquoi écrivez-vous ?

 

Paul Borrelli : Si j’avais été grand, beau et fort, peut-être n'aurais-je jamais écrit ( rires ) ! En fait l'acte d'écriture me permet de maîtriser une partie de mon environnement, fût-elle fictive et imaginaire. En effet, j’ai souvent l’impression de devoir me débattre dans la réalité et là, lorsque j'écris, je suis aux commandes. C’est bien agréable de créer des personnages, des histoires... tout un monde, en fait. La création en général - enfin, moi je la reçois comme ça - est l'occasion d'une catharsis. Mon entourage me supporte donc beaucoup mieux depuis que j’écris, je suis plus sage, paraît-il. Dans un livre, je mets en scène des conflits que je cherche ensuite à organiser. Contrairement à d’autres formes de catharsis (comme le sport, par exemple), la création peut profiter non seulement à celui qui s’y essaie, mais elle peut aussi apporter quelque chose à d’autres. Car il y a des effets secondaires intéressants. Pour ma part, en tout cas, il y a un résultat tangible, concret, indéniable : ces trois gros livres. Cela apporte une certaine satisfaction, je me dis que je n'ai pas perdu mon temps. Ecrire c’est prendre une infime partie de ce grand chaos qu'est la vie, en arracher des miettes, des lambeaux, des bribes, des scories. Ces petits fragments, il convient de les mettre bout à bout, de les obliger à s’organiser, à faire sens, à s’emboîter, quitte à retailler les pièces. A la fin, j'ai fabriqué un puzzle intéressant. Le puzzle n’est pas un patchwork, ce n’est pas un fourre-tout. C’est quelque chose d’organisé, il y a un sentiment d’unité. C’est ce que j’essaie de faire, quel que soit le domaine dans lequel je m'exprime, c’est très important ce sentiment d’unité, même lorsque j’intègre des éléments d’origine différente. Je les oblige à fonctionner ensemble. Au niveau art plastique ou musical, c’est la même chose ( Paul Borrelli est également sculpteur et percussionniste ). Créer, cela ne veut pas dire que je prends ce qui m’intéresse à droite à gauche, et puis " Avanti ", on verra bien ce que ça donnera. Créer, c’est faire en sorte qu’il y ait, dès le départ ou en cours de route, un but, une intention, que tout soit orienté, dirigé. Voilà pourquoi j’écris. Et puis... Il y a aussi ces moments si pénibles, quand je me sens écrasé sous le poids de ma solitude, de ma détresse, de ce que je ressens, aux heures où personne ne peut me venir en aide. Là, si je n’avais pas le recours de la création, je serais vraiment en grand danger.

 

Est-ce que cela vous procure une impression de pouvoir ?

 

Paul Borrelli : Très limitée, tout de même ! Je suis toujours sur la brèche. Lorsque j’écris un roman, je me mets en danger, je me pousse dans mes derniers retranchements. Je ne suis pas tendre avec mes personnages, c'est sûr, mais je ne suis pas tendre avec moi non plus. Oui, il me faut organiser les choses...

 

Est-ce à dire que vous créez dans la douleur ?

 

Ce n'est jamais facile de créer. L’étudiant qui peine sur un exercice de maths qu’il ne comprend pas peut toujours tenter de trouver le manuel susceptible de lui apporter des éléments de réponse. Même si cela n'est pas forcément évident, il a une chance de trouver la solution. Mais quand on commence un roman et que l’on se noie dedans, c'est une autre paire de manches. Je ne sais pas trop quel ouvrage de référence on pourrait aller ouvrir pour pêcher de l’aide. Et puis quand on a commencé un livre, il faut l'achever, sinon on ne peut rien en faire. Pas question de faire passer une annonce dans le journal : " à vendre moitié de roman en panne " ! Cette difficulté ne m’effraie pourtant pas car, pour moi, créer est un besoin maladif, compulsif. J’ai besoin de prendre un truc, de me bagarrer avec et de l’obliger à prendre forme. Que ce soit à coup de meuleuse et d’escarbilles comme Mathias Stromme qui m'est, finalement, un lointain cousin, ou bien avec un clavier et un traitement de texte. Je suis constamment engagé dans des processus longs et complexes, des batailles au terme desquelles il y a, à l’arrivée, soit un morceau de musique, soit une image numérique, soit une œuvre plastique, soit un texte, ou autre chose encore. Ce qui m’intéresse, c’est qu’avant il n’y avait rien, et tout à coup, voilà quelque chose à voir, à lire, à écouter. C’est particulier et c’est merveilleux, cette capacité à non seulement se libérer soi-même, mais ce faisant, en plus, à donner quelque chose à autrui. Même si on est bien en peine de dire si ce cadeau est bon ou ambigu. En effet, il y a aussi une part de douleur, surtout si le parti pris est, comme chez moi, d’explorer son propre trouble. Dans les moments où j’écris, c’est en général que ça va mal, que quelque chose ne réussit pas à passer. La musique et les arts plastiques sont plus du côté de la fête, de la libération. L’écriture, c’est au contraire affronter les problèmes, purger, vider l’abcès.

 

Quel est le message que vous voulez faire passer dans vos livres ?

 

Je ne suis pas l’écrivain d’un message. On ne peut pas dire : " Borrelli milite pour ceci ou cela, il se balade sous telle bannière ". J’ai des choses à dire, des questions à poser. Je mets le doigt là où ça fait mal... ou là où ça fait du bien, ça dépend. J’ai plutôt une multitude de petits messages, sur l’ironie de la vie, la difficulté qu’ont les hommes et les femmes à se comprendre, le bintz qu'est la communication entre les êtres, et puis les ratages, les actes manqués. L'observation fine et aiguë du langage non verbal m’intéresse également beaucoup... Mais je n’ai pas de message revendiqué. Si, bien sûr, j’ai un côté engagé, voire révolté, mais rassurez-vous, ça me passera, ce n’est pas grave ! Disons que globalement, ce que je retire de la vie, c’est l’impression d’un énorme gâchis, d’un ratage complet. Sur le plan biologique, la vie est une extraordinaire réussite. Cette diversité des formes, des comportements, cette adéquation entre morphologie et survie des espèces... Bravo, vraiment. Mais sur le plan psychosociologique, on peut dire que l’homme vit vraiment très très mal. L’espèce humaine est finalement celle qui est le plus à plaindre.

 

Vous gardez toujours, dites-vous, le contrôle de vos romans. N’arrive-t-il jamais que ce soient vos personnages qui prennent le relais, qui vous mènent dans une voie que vous n’auriez pas souhaitée ?

 

Si bien sûr, mais ça va tout de même dans la direction précise que j’ai fixée au départ. Je suis aux commandes, jusqu’à un certain point. Il peut toujours y avoir un risque de dérive : je contrôle au niveau des détails, je soigne la qualité globale et finalement le produit fini n’est pas ce que j’aurais voulu. Bien sûr que cela arrive ! A tout moment de la création comme dans la vie de chacun, il y a des choix qui se présentent, il y a des embranchements... La théorie des embranchements d’Ahmed Boutboul-Boutboul dit qu’à chaque fois que l’on opère un choix on quitte un embranchement pour en prendre un autre ; on ne peut pas revenir en arrière et se dire : " je n’ai pas fait le bon choix ". Il faut aller de l’avant, retenir d’autres choix. Cela se ramifie à l’infini et tout en haut de l’arbre il y a une multitude d’homoncules virtuels qui sont tous les hommes que l’on aurait pu devenir alors qu’il n’y en a qu’un qui a poussé. Il n’y a qu’un bourgeon qui a reçu la sève, c’est celui que l’on est maintenant. Les autres sont là aussi, virtuellement. J’ai basé une nouvelle sur cette théorie des embranchements d’Ahmed Boutboul-Boutboul qui s’appelle " L’œil était dans la tombe ".

 

Pourquoi dans vos nouvelles comme dans vos romans tout est-il si noir : l’atmosphère, l’humour, les personnages... ?

 

Je transpire le noir c’est vrai. " Borrelli lave plus noir ! " pourrait être ma formule choc. Une seule dose suffit ! ( rires )... C’est comme dans l’univers Dickien, quand certains personnages se retrouvent accoutumés à des drogues dures en une seule prise... En fait, je suis issu de deux familles dans lesquelles se cultivent deux formes de pessimisme différentes et pourtant complémentaires : celui de mon père et celui de ma mère qui, tant l’un que l’autre, n’étaient pas piqués des vers. De plus, ces deux êtres se sont acharnés à vivre ensemble pendant des années alors qu’ils ne s’entendaient pas. Pour l’instant, par rapport à mes frères et sœurs, je suis celui qui s’en est le mieux sorti. Et ceci grâce à la création, dans une famille où la création n’intéressait personne. Je me suis retrouvé à écrire, je ne sais pas trop comment. J’ai eu la chance de pouvoir prendre et utiliser ces " fragments en devenir " ( comme dirait Marcel Thaon ) et d’en faire plus que des pièces rapportées. Je pense être parvenu à en faire un assemblage cohérent. Cela dit, je me demande souvent pourquoi les gens lisent des romans pareils, pourquoi j’en écris, si je ne serais pas victime d’un système qui me ferait fonctionner d’une façon aussi étrange. N’y aurait-il pas une certaine forme de perversion dans cette exploration sans concession de la noirceur humaine à laquelle je me livre, avec tout ce que ça implique de corollaire au niveau de la violence, des sexualités déviantes, etc. ? .. Pourquoi les gens lisent-ils des romans noirs ? Je n’en sais trop rien, pourtant j’en lis moi aussi et j’en chronique ! En ce moment je lis les romans de Val McDermid et je me régale... Pour être sincère, je ne crois pas que je pourrais écrire autre chose que du noir. D’ailleurs, lorsque j’ai démarré en écriture, j’ai tout d’abord fait un cycle de trente nouvelles sur le thème " Crimes de sang et photographie " : un défi, une idée folle qui m’était passée par la tête, à la suite de quoi, m’étant bien fait la main, je me suis attaqué aux romans. Et puis, j’ai subi l’influence déterminante de Philip K. Dick, de son Blade Runner. Le côté pesant de la mégapole où l’on se sent vite perdu, je l’ai ressenti très souvent en déambulant dans Marseille... Donc, il y a un côté catharsis. Pourquoi les choses sont-elles si noires ? Je reprendrai les propos d’un de mes personnages dans Trajectoires terminales : il dit qu’il n’a pas demandé à venir au monde et qu’on est tous les uns sur les autres comme dans un panier de crabes. Je suis profondément convaincu de ça, du fait qu’on est forcés de cohabiter alors qu’on n’en a aucune envie. Ce simple fait génère tout le reste. La compétition, par exemple. Il n’y a qu’un certain nombre d’objets de désir qu’on puisse atteindre, et donc tout le monde ne sera pas servi, ce qui génère forcément la violence. Prenez Le Couperet, de Donald Westlake, c’est un excellent roman basé uniquement sur cette idée. La violence, la solitude, la frustration, la rage au ventre, voilà ce que j’ai à exprimer, voilà pourquoi ça touche mes lecteurs. N’allez pas vous imaginer que je suis une sorte de cas, moi, Borrelli, un inadapté qui s’appuie sur ses romans comme un boiteux sur une béquille. Si cette solitude et cette détresse interpellent mes lecteurs, c’est bien parce qu’eux aussi la ressentent. On la partage tous, je crois, bien que personne ne veuille le reconnaître. La seule différence entre eux et moi, c’est que j’ai la chance de pouvoir prendre ma douleur et la forcer à prendre forme, à devenir un objet transitionnel, que ce soit un roman, une image ou de la musique, peu importe, du reste. Tout cela n’est qu’une question de but, les moyens sont secondaires. C’est comme le fait de mélanger les genres... L’ingérence dans la Science Fiction me permet d’exacerber le Noir et m’autorise tous les délires qui me tentent en cours de route. Il est clair que c’est l’esthétique du roman noir, l’économie du roman noir qui m’intéressent au premier chef, même si l’intrigue se passe dans un cadre de science-fiction qui est là pour renforcer encore plus le côté noir. Dans mes romans, je ne cherche pas à développer une problématique de science-fiction et mes personnages ne sont pas non plus des héros de science-fiction. Le cadre est certes important et se justifie au niveau du roman, mais à l’échelle de la scène c’est l’intensité du drame humain qui est importante. J’ai besoin qu’une scène fonctionne au niveau minimal, comme dans un vieux film noir, que l’on ressente la tension, qu’on la reçoive dans toute sa violence, sa puissance, comme par exemple dans High Sierra, le film dans lequel joue Humphrey Bogart. Puis, je la transpose dans le décor et dans l’histoire. Avant tout, ce qui compte pour moi ce sont les personnages. Il faut qu’ils soient on ne peut plus crédibles.

 

L’aspect SF de vos romans est donc uniquement l’occasion de planter un décor ?

 

J’ai reçu des critiques à ce propos, émanant de lecteurs de science-fiction qui avaient apprécié L’Ombre du chat, mon premier roman, mais qui me posaient des questions du genre : " Tu parles d’un conflit mais tu n’expliques ni pourquoi ni comment il a eu lieu...". Sans doute auraient-ils souhaité que je leur dise que " l’empire machin s’est livré à une guerre féroce et sans merci contre la civilisation bidule... ". Mais moi, ce n’est pas ça qui m’intéresse. Hélas pour eux, à la fin de Trajectoires terminales, le troisième acte de la saga, ils n'en savent toujours pas plus sur l’origine de ce conflit ( rires ) ! C’est le " mac guffin " comme disait Alfred Hitchcock, c’est-à-dire le détail qui permet de faire avancer l’histoire mais son rôle s’arrête là, on n’en saura pas davantage et tant mieux, au fond. Cela dit, tel que je l’imagine, le Marseille 2030 que je propose à mes lecteurs est à mes yeux bien plus qu’un décor, mais il ne s’agit pas non plus de la perspective de quelqu’un qui ferait de la prospective ou de la futurologie car, dans mes livres, il n’y a pas le désir d’imaginer tous les aspects ou de faire un travail exhaustif sur ce que peut être cette société... Je propose plutôt des flashes, des visions éclatées d’une société du futur, réunies sous la bannière du fantasme, d’un monde onirique. En fait, il s’agirait d’un monde parallèle, ou plutôt, perpendiculaire ! Cela me gênait de créer un monde parallèle au nôtre, un monde voisin, sans le moindre artifice... En plaçant l’histoire dans le futur, ça me permettait d’imaginer que toutes sortes d’évolutions ont pu avoir lieu mais en fait il y a aussi des involutions, c’est flagrant. Comme si le monde était malade, s’était mis à croître à grande vitesse par endroits, à régresser à d’autres. Un monde atteint d’une sorte de cancer. La description que je fais de Marseille tient de la cour des miracles ... C’est quelque chose qui a à voir avec le concept d’Alice aux pays des merveilles : on passe de l’autre côté du miroir. Les personnages sont des gens comme vous et moi placés dans un monde pas si éloigné tout compte fait du nôtre, mais décalé, inquiétant, grinçant, comme dans un cauchemar. Je me sers de la science-fiction comme d’un prétexte pour faire dérailler le monde dans ce que Freud appelle " l’inquiétante étrangeté ". Une comparaison pour illustrer mon propos. Si vous ouvrez le réfrigérateur et que vous y trouvez un yaourt franchement moisi, vert, qui grouille de tout un tas de germes malsains... Pas d’hésitation, vous le jetez. Chez Borrelli, la démarche est toute différente : vous ouvrez le réfrigérateur, vous tombez sur un yaourt qui a l’air correct, vous le mangez et ce faisant, quand vous en avez déjà avalé les trois quarts, vous vous rendez compte qu’il n’est pas bon ; vous le balancez bien sûr, mais trop tard, le mal est fait ! .. C’est plutôt ça mon mode de fonctionnement : la réalité qui tourne au vinaigre... C’est pour ça que j’adore Dick, car il n’a pas son pareil pour faire dérailler la réalité dans l’épouvante. Ubik est, de ce point de vue, un pur chef-d’œuvre. Cela dit, il existe également des amateurs de SF qui me lisent très volontiers : ils y trouvent leur compte... et ils adorent ! De plus, j'ai été interviewé à plusieurs reprises par des magazines de science-fiction où j'ai été considéré comme un auteur de SF à part entière ! ..

 

On peut dire que la réalité n’est pas votre souci premier, vous aimez fantasmer...

 

C’est vrai ! La machine à fantasmer se met facilement en route chez moi. Il arrive même qu’elle fonctionne trop bien et que je ne sache pas quoi faire de ce qui en sort. Cela dit, la réalité me tombe dessus ensuite, comme pour tout le monde. Elle est là, j’en suis conscient et je ne peux pas ne pas en tenir compte. La réalité se rappelle à nous constamment. On s’autorise des récréations, de petites incartades sans grandes conséquences. C’est toujours mieux que rien ! Vous savez ce que disait Dick à ce propos ? " La réalité, c’est ce qui refuse de disparaître quand on n’y croit plus "... Mais n’allez pas retenir de moi l’image d’un doux rêveur. Je sais parfaitement ce qui se passe autour de moi. Si je ne l’avais pas compris, je n’écrirais pas ce genre de romans, mais de l’héroïc fantasy, des histoires de lutins et de farfadets, ou de petits martiens verts. Si mes textes sont si lucides et désenchantés, ce n’est certainement pas l’effet d’un hasard.

 

D’un côté les enquêtes sont rigoureuses et en même temps vos livres sont toujours très foisonnants, les digressions nombreuses... A la base de vos romans avez-vous une trame bien précise ?

 

Plus précis que ça, tu meurs ! " Paul Borrelli vous en donne toujours plus ", c’est ma devise. Ainsi, tout ce que je fais est sciemment bourré à craquer, foisonnant... Il y a un effet d’accumulation dans mes romans, et dans tout ce que je crée en général. Certes, j’ai une trame précise et rigoureuse. Mais je n’en suis pas pour autant prisonnier. Je construis cette armature mais je vais faire en sorte de ménager des creux, des espaces libres dans lesquels je glisserai des détails sur l’inspecteur Canavese, sur sa vie... des interactions qui n’ont rien à voir avec la trame, pour le plaisir de noyer le poisson. Je vais ajouter des scènes qui n’ont aucun intérêt d’un strict point de vue utilitaire. Comme par exemple la guerre du garage dans L’Ombre du chat : on m’a souvent dit que c’était la meilleure scène du livre ! Pourtant elle ne sert absolument à rien dans l’histoire. Pierre Michaut, mon éditeur, en parle comme de la cerise sur le gâteau... Je pars du principe que le sujet du roman ne doit pas l’épuiser. Le contrat implicite par lequel je me sens lié à mon lecteur stipule qu’il doit y avoir une énigme et qu’elle doit se voir résolue avant la fin du livre. Mais je me permets de lui donner bien plus que cela. Je lui offre tout un univers, je lui fais pénétrer les interactions complexes entre des personnages qui ne sont pas des gens simples - il faut bien l’avouer -, et je lui raconte toutes sortes d’anecdotes en cours de route. Ce qui fait qu’une fois le roman achevé, quand mon lecteur aura découvert le pot aux roses, il ne l’aura pas pour autant épuisé. Le roman laissera des traces indélébiles... Ce qui compte, c’est le liant qui fait que la sauce prend... Tôt ou tard, le lecteur aura envie de retourner lire le roman. Pas pour trouver la solution de l’énigme puisqu’il la connaît, mais pour l’ambiance du livre, le ton, le style de l’auteur, sa façon de montrer les choses. Je suis un écrivain très visuel. J’imagine mes scènes. J’ai besoin de savoir qui est à la gauche de qui, qui est à la droite de qui, quelle est l’allure, l’attitude posturale de telle personne qui s’adresse à quelqu’un d’autre, comment ce dernier reçoit ce qui lui a été dit, quels sont les gestes qui traduisent l’émotion, etc. Une fois que je vois tout cela, je considère que j’ai obtenu le squelette de la scène en question...

 

Pourquoi systématiquement mettez-vous en scène des tueurs en série ?

 

Parce que c’est un défit intéressant pour l’écrivain. Le détective va se devoir de résoudre une énigme presque impossible : il a en effet un nombre de suspects infini. Ce que je propose est un peu l’antithèse des romans façon Agatha Christie dans lesquels un crime a été commis dans un lieu réunissant un certain nombre de suspects parmi lesquels se cache l’assassin. Dans ce genre d’enquête, le lecteur s’aperçoit bien souvent que le meurtrier est toujours ou presque celui qui avait l’air le plus couillon, celui qu’on oublie presque... Dans ma trilogie marseillaise, il en va tout autrement. On parle d’une ville entière développée sur dix huit niveaux souterrains, s’y mettre en quête d’un assassin relève du presque impossible, un peu comme si l’on cherchait une aiguille dans la botte de foin. Ce n'est pas du tout la même stratégie ! Puis, le côté " psycho " de l’enquête m’intéresse pas mal. Et ça m’oblige à rentrer dans une forme d’enquête procédurale " hard "...

 

Quelle est la part de vous-même, de votre personnalité, dont vous avez doté Serge Lançon, votre héros récurrent ?

 

Lançon, c’est mon petit frère de papier, mon alter ego. Vous avez remarqué à quel point Lançon se retrouve tout le temps dans des plans tordus ? Et bien cela n’est rien comparé à moi. Je lui en refile une petite partie : " Allez petit, débrouille-toi avec ça ! " Je ne peux pas lui infliger tout ce qui m’arrive, le pauvre, sinon le roman n’avancerait pas et il serait quatre fois plus épais ! Et puis, je lui refile encore mes angoisses, mes interrogations et tout ce qui m’intrigue... Et aussi un mélange de choses qui me sont arrivées et que j’aurais préféré éviter ou d’autres qui n’ont pas eu lieu mais que j’aurais souhaitées. Puis, il y a des choses qui sont arrivées à des gens que je connais ou à de parfaits inconnus et dont j’ai entendu parler à la télévision ou d'autres qui ont été évoquées dans des livres. Et puis, il y a une part de fantasmes purs, ce que je crains, ce qui m’attire, ce qui me fait peur ou me révolte. En mêlant ainsi toutes les sources, le poisson se retrouve complètement noyé. Si je vous racontais mes petits problèmes, mes angoisses personnelles, mes difficultés, vous me diriez : " Mais on s’en fout ! ", et vous auriez raison. Moi même, ça m’intéresse à peine. Par contre, si je prends mes problèmes et que je les colle sur le dos de Lançon, ça vous intéresse parce que Lançon – et tout le roman avec lui - devient alors ce que l’on appelle en psychologie un objet transitionnel. Mon livre sera un endroit où chacun peut échanger ses fantasmes avec les autres, où l’on peut se reconnaître, où chacun de nous peut compter ses plaies et ses bosses sans vraiment les reconnaître pour siennes et dire : " aïe, aïe, aïe, ça fait mal, pauvre petit Lançon ! ", tout en pensant : " tiens, moi ça me rappelle la fois où...". Il y a une hypocrisie phénoménale dans notre société. Il y a beaucoup de sujets dont personne ne parle alors que tout le monde les vit. En apparence, on est tout beau, tout propre, et on avance, telles des figures de proues à l’avant des bateaux, sûrs de soi, cinglant au vent. Mais quand on s’attache à l’envers du décor, quand on connaît les gens, il en va tout autrement... Les gens vous racontent des histoires dans lesquelles ils ont le beau rôle, ils font constamment les marioles. Moi, le côté mariole, je le refuse ! Admettons que je dise : " Il m’arrive ça, ça et ça ", suis-je vraiment le premier à qui cela arrive ? Non, certainement pas ! Ni le dernier non plus... Je crois qu’au fond, on est tous pareils, on a tous les mêmes désirs, plus ou moins avouables, les mêmes peurs, les mêmes systèmes de défense, à quelques variations près. Alors on se la joue constamment, et tout sonne faux. On ferait mieux de retourner vers les choses simples. L’amour, l’amitié, la vie, quoi ! Mais je me demande si l’homme peut encore faire ça. Moi je m’y emploie, j’essaie, c'est mieux que rien. Il n’y a aucune recette, à chacun de trouver. Mais il y a des lignes de conduite qu’on peut se fixer. Moi j’évite la fausseté, j’évite de m’abriter derrière un masque. Les masques, j’en fabrique, mais ce ne sont pas des vrais, on ne peut pas les porter, on peut juste les accrocher au mur... En fait, je n’ai rien à perdre, je n’ai rien à cacher. Je suis dans une période de transparence où j’ai besoin de partager. Je dirai aussi que c’est un effet de synergie, que le tout est plus que la somme des parties. Si l’on prend la somme des angoisses de Borrelli et qu’on demande à un psychologue de les recenser, on n’obtiendra jamais un bouquin de Borrelli. C’est donc qu’il y a un endroit ou tout cela converge et qui fait que c’est plus que la somme des parties... Je rejoins donc ce que je disais, la création, ce n’est pas qu’une catharsis, c’est aussi la possibilité de tirer du positif à partir du négatif, de faire profiter les autres des richesses qu’on a en soi, d’obliger nos tourments à prendre forme et les revêtir de leurs plus beaux atours. Un peu comme les fêtes chinoises, quand ils font défiler les dragons.

 

Quel est votre rapport aux femmes ? Serge Lançon, il faut le reconnaître, passe par moments pour un macho, limite misogyne.

 

L’affaire est complexe car mon rapport aux femmes est vraiment particulier. J’ai une admiration très grande pour les femmes. Je vous l'ai déjà dit, à travers l’écriture, je me mets en danger car je prends des parties de moi qui me gênent ou au contraire qui peuvent gêner autrui bien que je les assume parfaitement, et ainsi, je joue avec le feu en quelque sorte. Lançon, je le réaffirme, est mon petit frère de papier. C’est un avatar de moi-même, une construction mentale. C’est un personnage qui réunit en lui des composantes de moi-même, à ceci près qu’il est moins inhibé, qu’il n’hésite pas à dire ce qu’il pense, qu'il ose se montrer beaucoup plus direct que moi. J’ai reçu une certaine éducation qui m’a plus ou moins fait rentrer dans des schémas : je respecte certaines choses qui doivent être dites ou pas. Lui, il passe au travers. Il est plus direct que moi, mais cette manière d'être lui pose aussi de sacrés problèmes. De manière générale, le rapport entre les hommes et les femmes est tortueux, complexe et forcément biaisé. Cela ne peut pas être autrement. L’érotisme, par exemple, n’est pas vécu de la même façon chez l’homme et chez la femme. Globalement, l’homme est axé sur la satisfaction immédiate de son plaisir, il est dans l’ici et maintenant. La femme, elle, érotise la relation, elle est dans quelque chose qui est idéalisé. L’homme va rechercher d’abord son plaisir, lequel, s’il est atteint, va générer un sentiment. La femme, à l’inverse, a besoin d’un sentiment pour aller ensuite vers le plaisir... Pour tout un tas de raisons, il y a un décalage constant entre les attentes des uns et celles des autres. Notamment sur le plan de la séduction : une femme a besoin de séduire, même une femme qui est mariée et fidèle à son mari éprouvera le besoin de séduire. Sciemment ou non, elle va lancer toutes sortes de signaux, au niveau du langage non verbal, qui sont correctement interprétés par l’homme et qui l’invitent à s’aventurer plus avant dans cette voie. Mais parfois, ces signaux sont des non-sens qui ne devraient pas être mais qui sont émis pourtant. Et ça, pour le décoder, c'est une autre histoire... Il y a des petits marioles qui vous diront que tel geste traduit à coup sûr le désir féminin. C’est du flan ! Et puis, vous avez en ce moment une floraison de journaux féminins et masculins qui donnent tout un tas de trucs soi-disant infaillibles... En fait, c’est le bintz, et on passe notre temps, tous autant qu'on est, à se tromper. De plus, il y a souvent inadéquation, du moins dans le temps, entre le désir des uns et des autres... Ce difficile rapport aux femmes explique que j'ai la tête bourrée de fantasmes alors que dans la réalité il ne se passe rien. J’essaie de ne pas trop y penser, je fais de la musique... Seulement, quand on dépend de l’autre et qu’on en attend quelque chose qu’il n’est pas près de donner, il faut bien avouer qu’on est mal barré ! Vaut mieux avoir faim ou soif, ça va plus vite. A la vôtre ! .. Il n’y a pas de médiation entre le désir et la satisfaction du désir. Je ne demande pas son avis à cette canette de soda que je suis en train de boire ; elle est là pour étancher ma soif. Il y a certaines choses qui ne peuvent se faire qu’à deux... Etant quelqu’un de timide, quand j’ai l’opportunité de parler je parle, mais quand je n’ai rien à dire, je me tais plutôt que de dire n’importe quoi, et je refuse les clichés. Un jour, j’ai vu un homme emballer une femme sous mes yeux, rien qu’à coups de clichés. J’aurais pu les dire avant lui, je les voyais venir de loin. Mais ça me déprimait. Je me disais que si la fille se laissait faire par des pièges aussi grossiers, alors c’est qu’elle ne valait pas le coup, et autant la laisser où elle était. Et puis je suis aussi quelqu’un qui doute constamment. Parfois, je pense une chose, parfois le contraire. Je ne vais pas me brancher à tout prix dans une conversation, défendre telle ou telle idée, à laquelle je n’adhère pas vraiment. J’écoute les gens parler, ils ont l’air convaincus, ils sont convaincants, mais on sait que ce n’est qu’un cinéma qu’ils jouent, que l’enjeu réel c’est le pouvoir, la séduction, rien d’autre. Et ce jeu là m’emmerde profondément, j’en refuse les règles. Quand ça commence comme ça, je choisis de me taire. Quand je suis dans un groupe et que les types commencent à se la jouer comme ça, je me mets en retrait et j’observe. Je prends mes paris. Je refuse d’endosser le rôle qu’on attend de moi. Si vraiment les filles dans le groupe sont aussi nazes, alors je ne perds rien. J’ai peu de succès avec les femmes ordinaires parce que je dis ce que je pense, au lieu d’être manipulateur, beau parleur... Je mets les choses à plat, clairement. Mais ça ne marche pas, ce n'est pas payant. Quelques copines m'ont dit que je suis trop authentique. Elles ont sans doute raison ! Quoi qu'il en soit, je ne vais pas baratiner une fille que je ne connais pas en lui disant : " tu es la plus belle, la plus intelligente ". Je propose, je ne demande rien. Si la fille ne veut pas, ce n'est pas grave. Je ne suis pas d’humeur à ramper, ça non ! A l’inverse, si elle m’accorde sa confiance, il n’y a pas arnaque. Je joue toujours cartes sur table ! En fait, je pense que je peux attirer un certain type de femmes, des femmes atypiques, courageuses, pas trop conventionnelles. Mais elles sont plutôt rares. Je n’en ai pas rencontré souvent. La plupart du temps, les autres, je les effraie, je les déroute. Et finalement, je me dis que comme ça, au moins, le tri est vite fait, ça m’évite de perdre mon temps. Je ne suis pas un type ordinaire, et quand je tombe sur une fille trop ordinaire, en général je m’ennuie avec. Moi, une femme, il faut qu’elle m’épate, qu’elle me surprenne. Je ne suis pas macho et je déteste les machos, ils sont souvent bornés et très lourds. Mais je n’aime pas non plus les femmes qui veulent soi-disant être à égalité avec l’homme et jouent à fond la carte de la faible femme quand ça les arrange. Je n’aime pas la nana qui te fait une œillade pour te soutirer un truc, se faire inviter au restau ou te demander un service. Si vraiment on est égaux, alors d’accord, mais n’employons pas des moyens de basse séduction, pas de coups en dessous de la ceinture, quoi. Mais de toute façon, j’ai du mal à trouver mes marques. Les types, ils me paraissent trop lourds, trop carrés, on les voit venir de loin, ils manquent de finesse. Je m’ennuie avec eux. Les nanas, elles sont nettement plus intelligentes, mais souvent elles sont tordues, volontiers cruelles, gratuitement. Si je vous disais tous les plans alambiqués que des nanas m’ont mijoté, je ne sais pas pourquoi... Des fois, c’est même elles qui venaient me chercher, sans que je demande quoi que ce soit. Finalement, je suis souvent seul, et ça ne me plaît pas tellement. Depuis que je me suis mis aux percussions, je rencontre à nouveau du monde, par le biais de la musique, et je me suis fait des copains. C’est déjà ça.

 

Lorsque vous sentez que la scène que vous venez d'écrire est susceptible de ne pas plaire aux lecteurs alors même que vous aviez vraiment envie de l’écrire, la maintenez-vous ou considérez-vous que le plaisir des lecteurs prime avant tout ?

 

J’ai écris des scènes en sachant pertinemment qu’elles allaient choquer ou qu’elles allaient déplaire. Quand Désordres est sorti, il y a des gens, même au sein des éditions de l’Atalante, qui m’ont dit : " Il faut que tu lises Les racines du mal de Dantec, il y a des accointances très directes entre ce bouquin et le tien ! ". Je l’ai donc lu et j’ai trouvé ça nul, j’ai été extrêmement déçu. Je me suis rendu compte qu’il y avait des lecteurs qui n’avaient certainement rien compris à mon livre. Le héros de Dantec, Darquandier, est un redresseur de torts, un bellâtre, un mariole qui chope les méchants et s’en tire toujours sans une égratignure. Serge Lançon n'a rien à voir avec lui : il prend des gnons et, à la fin, il termine de façon lamentable. J'ai donc décidé d’enfoncer le clou avec le troisième livre. Bien sûr, Lançon était déjà un personnage quelque peu équivoque, mais dans Trajectoires terminales, j’en ai fait un type franchement louche et un véritable salaud par moments. La gageure était qu’il demeure attachant et émouvant. C’était un exercice de corde raide, casse gueule au possible. D'autant plus que Lançon avait recueilli un copain junkie et qu'en plus, il souhaitait sauver une gamine malade : il commençait à avoir trop l’air d'un bon samaritain. Je voulais que dans ce troisième volume le lecteur se dise : " Mais quel salaud ce type ! C’est une ordure, je ne veux plus lire ça ! ", mais qu’en même temps il ait malgré tout l’envie de lire la suite de l'aventure... Comme on s’identifie au héros, on a tendance à faire l’équation : le héros c’est le bon. Je voulais casser cette idée reçue. Donc j’en ai rajouté. Je désirais salir Lançon, qu’il puisse, tout en demeurant protecteur ou d’une fraternité exemplaire et faisant preuve d'une patience infinie par moments, se conduire comme le dernier des enfoirés à d’autres occasions, simplement pour parvenir à ses fins. Comme dans la vie où personne n’est ni tout blanc ni tout noir : le bon d’un côté, le méchant de l’autre, comme dans Blanche Neige et les sept nains. Ce n'est pas ainsi que je conçois le roman noir ! Le roman noir nous montre, au contraire, que les choses ne sont certainement jamais simples. Et je parle du vrai roman noir, pas du polar à quatre sous, manichéen et bourré de clichés. Et ne croyez pas, quand je dis ça, que je pense uniquement à Dantec, hélas. Il y en a d’autres, tout aussi connus si ce n’est plus, qui ne valent pas mieux. Mais il y a des excellents aussi, heureusement.

 

Le fait est que Serge Lançon conserve notre " capital sympathie " dans Trajectoires terminales car il évolue dans un monde en déliquescence, déshumanisé, ravagé par un conflit, un monde dans lequel il faut survivre coûte que coûte. On lui accorde donc un certain nombre de circonstances atténuantes. Mais si vous aviez campé votre action dans un Marseille contemporain, est-ce que cela fonctionnerait aussi bien ? Ses aspects humains seraient minimisés car jugés normaux. Ne pensez-vous pas que ses aspects déplaisants le rapprocheraient alors d’une graine de facho ?

 

Il y a des gens qui sont déjà comme ça à l’heure actuelle ! Si vous lisez Juan Madrid, Andreu Martin qui sont des auteurs contemporains, vous vous rendrez compte que l'un et l'autre plantent des personnages à l'image de Serge Lançon qui est vraiment un drôle de coco. Mais en même temps, j’ai toujours le souci que le lecteur s’y attache. Il y a des gens qui m’ont dit qu’ils aimaient bien Lançon sans se préoccuper du contexte dans lequel il évolue. Vous semblez penser que Marseille telle que je la décris en 2032 est un drôle de monde. Allez-y faire un tour, à Marseille aujourd'hui : il n'y pas besoin d’attendre 2032. Moi, j’y ai assisté à des situations hallucinantes. La science-fiction m'a permis de recréer Marseille à mes dimensions, de créer un monde imaginaire et de m’y autoriser toutes sortes de loufoqueries. Maintenant, cela crée peut-être une mise à distance chez certains lecteurs, mais d’autres rentrent de plain-pied dedans, et ils ne se posent pas de questions. Ce que je leur propose s'avère effectivement un drôle de trip, une traversée un peu houleuse. Il en va de même pour moi qui l’ai écrit. Je pense qu'il y a deux visions de l’homme dans la littérature populaire. Pour la science-fiction, rien n’est figé, rien n’est stable. Que se passerait-il alors si l’on changeait telle composante ? La science-fiction permet de spéculer à l’infini sur les modifications que cela entraînerait. La rigueur d’écriture du roman noir se positionne à l’inverse puisqu'elle affirme que l’homme sera toujours l’homme, quoi qu’on fasse. Avec sa façade proprette et son arrière-cour peu recommandable. L’arrière-cour de l’homme, c’est l’objet même du roman noir. Moi, je me situe dans cette logique-là, je présente un monde futuriste dans lequel il y a eu des évolutions, mais au fond, il s'agit d'une façon d’exacerber encore plus mon sentiment que l’homme ne changera jamais. Je produis donc du roman noir encore plus noir que le noir. C’est ce que me reprochaient les critiques de science-fiction qui, s'ils trouvaient que L’ombre du chat tenait du chef d’œuvre, n'en affirmaient pas moins, sur la fin, qu'" on s’attendait d’un auteur aussi talentueux qu’il dépasse ce schéma or on s’aperçoit qu’en 2030 il y a toujours les mêmes clivages ". Et oui ! Mais c'est ainsi ! Car c’est du noir de chez Noir, voilà tout !

 

Comment vous situez-vous par rapport à la violence ?

 

Je dirai que l’on est toujours mieux disposé à accepter la violence des autres que la sienne propre. La violence des autres nous choque mais pas autant que la nôtre. Tant que l’on peut dire des autres qu’ils sont violents et s’en outrer, cela fait partie du sentiment global d’injustice que l’on ressent dans la vie quotidienne et on s’en accommode comme on peut. Si on commence à se rendre compte que nous-mêmes sommes peut-être violents, là, ce sentiment devient tout de suite plus dérangeant et plus difficile à assumer. C’est cela qui m’intéresse. Je m'intéresse également aux tueurs en série parce qu'ils relèvent d'un psychisme terriblement effrayant, parce que la violence dont ils font preuve va jusqu’à la cruauté et peut être poussée jusqu'au paroxysme. J’ai beaucoup lu, je me suis beaucoup documenté sur le sujet et il m'en est forcément resté des séquelles. Heureusement, dans mes histoires, je m'en débarrasse un peu. Et puis, lorsqu'on parle de " crime sexuel ", c'est donc qu'il existe un lien entre la violence et le sexe. Et cela me pose un problème. Les fantasmes peuvent donc déraper de la violence vers le sexe ou inversement. C’est étrange ! Je ne sais pas si dans le règne animal ça existe aussi... Il me semble que la perversité est spécifique à l’homme. Dans le règne animal, la violence est fondée sur des raisons objectives, des nécessités biologiques. L’homme, me semble-t-il, est le seul animal capable d’une violence complètement gratuite. Voilà qui me choque beaucoup. Par exemple, si vous vous promenez dans certains quartiers de Marseille, vous finirez par tomber sur un type qui va venir vous emmerder sans aucune raison apparente et alors même qu'il n'aura rien à retirer de l'affrontement... J’ai en réalité un côté très enfantin - les auteurs de romans noirs sont sensés être des vieux brisquards qui ont roulé leur bosse et à qui on ne la fait pas – et une très grande naïveté. C’est souvent la colère qui dirige mes écrits. Parce que certaines choses m’insupportent, que je ne peux pas les tolérer... Mes romans sont peut-être pour moi une tentative de m’endurcir, d’essayer de me mettre au niveau du monde qui m’entoure. A ce jour, je n'y suis pas encore parvenu.

 

Quand écrivez-vous, à quelle fréquence ?

 

J’ai longtemps été une créature des ténèbres. J’écrivais la nuit, à l’heure où l’on me lâchait un peu, où l’on m’oubliait. Quand la nuit tombe, je suis assailli d'angoisse. Je deviens fébrile, il y a une sorte de tension et je ne dors vraiment bien qu'au petit matin, vers 6-7 heures. Je fais partie de ces gens qui éprouvent le besoin de faire cinquante mille choses dans la journée et qui pensent que la dernière activité en date n’a pas été assez longue. Qui se retrouvent à graver un CD-Rom, à créer une image, à faire de la musique sur ordinateur... J’ai un rapport particulier aux ordinateurs et c’est grâce à eux que je fais tout ce que je fais actuellement. Maintenant, je me suis acheté un petit portable compatible avec mon PC, et depuis que je l’ai, j’écris un peu partout et à n’importe quelle heure. Je pianote à tout moment. Ainsi, peut-être terminerai-je mon prochain livre un peu plus vite. Par exemple, je fréquente les endroits où passent des musiciens, que je vienne pour jouer ou juste pour écouter. Mais souvent, les concerts ne commencent pas avant dix heures et demie. Alors je sors mon PC de poche et j’écris. Parfois, le stress d’un environnement bruyant et indifférent à mes efforts m’oblige à me concentrer d’autant plus, cela peut s’avérer payant. D’autant que j’ai toujours une foule de choses à observer, j’écris en direct, les incidents sont autant de sources d’inspiration pour moi. En général, les gens me laissent tranquille, ils me voient concentré sur ma machine, ils ne viennent pas m’aborder. Ils m’oublient au bout d’un moment. Alors j’en profite pour les étudier. Je trouve ça passionnant, la façon dont le corps et le visage donnent du sens à autrui. Comment une femme en présence de deux hommes donne à comprendre à l’un d’eux qu’elle le préfère, lui. Quand on n’est pas impliqué, on peut vraiment observer de façon assez fine et c’est intéressant pour un écrivain. Et puis j’écris aussi dans les moments de colère, de douleur, de tristesse infinie, et ça doit probablement influencer le résultat.

 

Maintenant que vous êtes écrivain ressentez-vous toujours, à la lecture d’un livre, le plaisir que peut éprouver un lecteur ordinaire ou êtes-vous devenu, en raison de votre propre approche du roman, bien plus critique, plus exigeant ?

 

J'ai forcément perdu un peu de fraîcheur, sans doute parce que je me suis retrouvé à chroniquer des livres pour des revues. Il me fallait les décortiquer... J’en ai pris l’habitude, maintenant. Il n'empêche que lorsque je tombe sur des écrivains qui sont vraiment très forts comme Michael Connelly, je suis toujours capable d'enthousiasme... Je détecte d'emblée les ficelles, je les vois se profiler mais si le bouquin fonctionne bien et tient le coup jusqu’à la fin, ça va. Ce n'est pas un problème. Par contre, si en cours de route il y a un truc qui me déçoit, là je ne suis pas tendre. Par exemple, lorsque j'ai lu Le poète de Michael Connelly, j’ai déterminé précisément à quel endroit le bouquin aurait pu s’arrêter et à quel moment l'auteur a commencé à jouer les prolongations. Je crois me souvenir que c’était à la page 491. Là, apparemment, l’histoire est achevée... Et hop ! Voilà que Michael Connelly se croit obligé d’inventer un dernier tour de passe-passe pour redonner encore un peu de frisson au lecteur. Là j'ai vraiment pensé qu'il en faisait trop. Et l'histoire en devenait moins crédible. Mais jusqu’à ce moment très précis, le bouquin était excellent et à mon avis, Connelly aurait dû s’arrêter là.

 

Quels sont vos livres, vos auteurs de prédilection ?

 

Tout d’abord, et de façon complètement inconditionnelle, le roman de Philip K. Dick : Substance mort. Je ne peux pas dire combien de fois je l’ai lu et relu. C’est ma première référence, très loin devant tous les autres. Si je devais emporter un livre sur une île déserte, je prendrais sans doute celui-là. Je laisserais peut-être les miens mais celui-là je l'emporterais assurément. Ensuite, il y a Thomas Harris, James Ellroy, Robert Bloch, Herbert Lieberman, et puis des auteurs qui nous sont arrivés plus récemment comme Val Mc Dermid, Michael Connelly ou encore William Lashner... pour ce qui concerne les écrivains se commettant dans le polar pur. Mais des auteurs qui s'essaient à tous les genres comme Serge Brussolo m’intéressent également. J’ai aussi un faible pour Charles Bukowski, John Fante, des gens comme ça. En matière de science-fiction, James G. Ballard figure parmi mes écrivains de prédilection... Mais actuellement, je ne lis plus grand chose puisque je suis attelé à l'écriture de mon prochain roman. De plus, je me suis remis à la musique et j’ai tendance à cavaler à droite à gauche. Certains diraient même que je mène une vie plutôt dissolue... Pour compléter ma réponse, dans le domaine du polar, il ne me faut pas oublier de rendre justice à Thierry Jonquet, car s'il me fallait redémarrer dans le genre avec une base de deux ou trois bouquins j'opterais sans hésitation pour Les Orpailleurs et Moloch, en raison de l’ancrage de ces deux intrigues dans le réel, le quotidien, et les remarquables qualités de construction... Sinon il y d’autres livres qui m’intéressent. En ce moment, par exemple, je relis Le Palais des rêves d’Ismail Kadare, un texte qui entretient des rapports de connivence avec mon prochain roman. Je lis aussi de la non-fiction, notamment des ouvrages sur la seconde guerre mondiale, puisque c’est lié à l’histoire que je prépare.

 

L’Art est toujours très présent dans vos livres. Vous êtes d'ailleurs également musicien et sculpteur. Vous faites aussi beaucoup référence à Magma... Pouvez-vous nous en dévoiler un peu plus votre rapport à l'Art ?

 

Parler de Magma m’est difficile parce que l'on touche à des choses très profondes et j’ai vraiment l’impression que les mots se déroberaient... En ce qui concerne Mathias Stromme et sa production plastique, dans Trajectoires terminales, je ne vous cacherai pas que je me suis directement inspiré de mes propres sculptures, et en particulier de mes propres masques en métal. J’essaie de réaliser, avec mes masques ( le plus grand mesure un mètre vingt de diamètre ), ce que j'appelle un art primitif post industriel. C’est à dire que je me comporte, vis à vis des objets industriels, comme le primitif qui creuse un tronc d’arbre, ou récupère des plumes d’autruches... Le but est de créer à partir des matériaux que j’ai collectés, la technologie dont je dispose, mais dans une approche magique, naïve. J’ai toujours été fasciné par l’art Inca et par l’art primitif en général : ces statuettes dégagent une très grande impression de magie, de puissance, de pouvoir, avec souvent, un côté halluciné. J’ai eu envie de créer à partir du métal des choses similaires. Si on y regarde de près, on s’aperçoit que mes objets sont composés de ressorts, de chapeaux de bielles, d'engrenages, de culbuteurs, etc... Des pièces disparates qui n’ont aucun intérêt en soi. En fait, il s’agit pour moi de récupérer des scories, des fragments produits par l’industrie, de me les réapproprier et de les inclure dans un ensemble de signes qui fait qu’à l’arrivée la signification est différente, le contexte est différent. C’est ce que je tente aussi d'obtenir à travers l’écriture. Prendre des échantillons, des fragments, des bribes qui me paraissent significatifs, qui me paraissent rendre compte de l’émotion que je veux faire passer et les obliger à se raccorder entre eux et à raconter autre chose. Avec des matériaux modernes, je cherche à retrouver cette espèce d’urgence de l’art primitif, cette puissance, en faisant fonctionner ensemble des choses qui au départ paraissent antinomiques. Pour la musique, c’est un peu pareil. J’ai bien entendu ma pratique de l’instrument, puisque je joue des tambours Cubains, mais je fais partie des rythmiciens qui composent volontiers, et là, je fais feu de tout bois. Intégrer des influences diverses, comme Magma, Miles Davis, King Crimson ou même des trames issues de la salsa, c’est pour moi un travail passionnant. Ce que j’ai beaucoup aimé dans Magma, c’était cette intention de mettre toute sa vie dans la musique, d’y pousser ce que Christian Vander appelle " le cri ", ce flux d’émotion pure poussée au paroxysme. Ce don total de soi, je trouve ça admirable. C’est ce qui fait que la musique est si intense. Comme si un courant de folie pure la traversait. Cette démarche est pour moi fondamentale. C’est ce que j’essaie de retrouver à travers tout ce que je fais. Un jour, j’ai joué un chorus pendant près de dix minutes sur mes tambours, c’était la fin de la soirée, j’avais plus de trois heures de percussions dans les mains, ça commençait à vraiment chauffer. Et à la fin du chorus, j’ai cru que j’allais tomber dans les pommes, je manquais d’air et j’avais le cœur qui battait à toute vitesse... Je ne prétends pas être le meilleur, loin de là. Mais je suis absolument authentique dans ma démarche, ça oui. Et pour écrire c’est pareil. Je ne lâche pas un texte dans la nature tant qu’il n’est pas parfait. Tenez, par exemple pour Désordres, il a fallu cinq versions successives.

 

Quels sont vos projets ? Serge Lançon est-il réellement mort à la fin de la trilogie ?

 

Lançon est mort... tant que je n’écris plus sur lui ! J’éprouvais le besoin de clore la trilogie et de passer à autre chose. Mais je me le garde sous le coude. Je me suis préservé une porte de sortie. Qui sait ? Il pourrait réapparaître dix, voire vingt ans plus tard, dans une société qui aurait encore évolué... Pour l’instant il est mort, en stase dans le " moratorium " comme le sont les personnages de Philip K. Dick dans Ubik. Mon prochain roman sera en totale rupture avec la trilogie marseillaise. Peut-être ne vous plaira-t-il pas du tout ! Mais c’est un défi et j’éprouve le besoin de changer de cap. Je n’ai pas envie de me cantonner à un seul genre. Jusqu’à présent, j’ai proposé des romans épais qui se déroulent dans le futur, avec des enquêtes complexes mettant en scène des sérial killers, beaucoup de personnages et écrits à la troisième personne du singulier. Mon prochain roman sera donc mince, écrit à la première personne du singulier, et il ne plantera que peu de personnages. Le héros n’aura pas de nom et il n’y aura pas d’enquête non plus. L'intrigue se déroulera à notre époque et fera référence aux années quarante. Ce sera un mélange de roman noir et de roman fantastique. Autant la trilogie était très cadrée et je m’autorisais des digressions à l’intérieur de la structure, autant je me jette dans le suivant en n'ayant rien décidé à l’avance. C’est un peu effrayant car c’est le vide devant moi. On retrouvera bien sûr ma patte et ce sera toujours du noir plus noir que le noir. Ce livre est basé sur le principe de l’exponentiel. Il démarre au niveau zéro. Les premières pages sont presque ennuyeuses car il ne s’y passe pas grand chose : il y est question d'un type qui arrive à Bandol pour prendre possession d’un palais dont il a hérité, et il nous livre ses impressions sur ce village. Le lecteur pourra se dire : " Bof ! Et alors ? .. " Mais s'il va de l'avant, il s'apercevra qu'il commence à arriver à ce type des choses un peu bizarres, puis de plus en plus bizarres... et puis, ça partira franchement en vrille et alors le lecteur pourra vraiment se demander ce que lui réserveront les cent pages restantes ! Si l'éditeur souhaite me voir supprimer le début, je refuserai certainement car c’est là que doit s'opérer toute la préparation psychologique. Et l'on doit atteindre un tel paroxysme à la fin ! .. Le titre que j'ai choisi pour ce roman sera Le Palais des tourments. Tout un programme !

 

Rencontre retranscrite sous forme d’interview par Eric Lavanant et Patricia Mevel. à la médiathèque de Bourgoin-Jallieu Un grand merci à Paul Borrelli pour avoir accepté de nous rencontrer le temps de la soirée qui lui a été consacrée le 26 janvier 2000, pour les réponses données à toutes les questions qui lui ont été posées et pour nous avoir ainsi permis de mieux apprécier son univers romanesque.

N.B : ce roman, "Le palais des tourments", a été refusé par l'Atalante. Le motif invoqué était que le lecteur s'identifie inconsciemment au narrateur, et comme celui-ci devient fou au passage, cela avait été jugé déstabilisant.... Mais c'était exactement ce que l'auteur recherchait. Donc, aucune raison de modifier quoi que ce fût à ce texte qui, pour l'instant, n'a été proposé à personne d'autre.

Peinture numérique de l'auteur, où figure son logo, qu'on retrouve un peu partout sur ses créations

Texte inédit : Philip K. Dick et moi, unis par le sentiment d'urgence.

Après avoir visionné le reportage d'ARTE sur Philip K. Dick, et en croisant ces données avec le reste ce que modestement je sais de lui, je me dis qu'il y avait en cet homme une nostalgie, une hypersensibilité, qui me le rendent profondément sympathique et proche. Ce sont sans doute des choses que nous avons en commun, à un niveau d'affectivité profonde, presque archaïque.


En y réfléchissant d'avantage, après un lent processus de maturation, j'en viens à me dire que ce qui est peut-être le fait commun, saillant, réside dans une similitude. C'est cela qui, quand j'étais jeune, m'a interpellé chez lui, tout simplement parce que ça existait en moi. J'entends par là : un état de panique, d'affolement.

En effet, Dick s'interroge constamment sur ce qu'est la réalité. Il se dit que, puisque tout passe par notre cerveau, et que c'est cet organe qui a pour charge de démêler les informations sensorielles, il est tout à fait possible de le tromper, de lui faire parvenir des données erronées. Mieux encore : le cerveau lui-même peut s'induire en erreur, à travers la consommation de drogues, ou par l'effet de psychoses, de difficultés d'adaptation, de distorsions, etc.

 

Dick en déduit que nous ne savons pas si nous sommes dans la réalité, ou si nous n'évoluons pas dans un fantasme, quelque chose que nous interprétons à tort comme le réel.
De là, son doute permanent, son exigence absolue de réponses. Et comme il n'existe apparemment pas de réponses, plus il cherche, moins il trouve, plus il s'inquiète. C'est une quête sans fin, et on peut penser, d'après ce qu'en dit Marcel Thaon, que l'écriture d'un roman est une "tentative de réparation", qui, pour un temps, amène un relâchement de l'angoisse. Mais pour un temps seulement. Ensuite, le processus reprend...


Je sais, personnellement, que mes romans ont été une façon de traiter, tant bien que mal, telle ou telle problématique que ne pouvais tolérer, accepter. C'était, d'une certaine manière, une réponse "mieux que rien", à un problème de société qui me choquait, que je trouvais insupportable. De là est né mon engagement en Littérature Noire, genre politique s'il en est. Et, quelque part, le fait d'en avoir parlé créait une sorte de barrière de protection. Quand un événement se produisait dans l'actualité, qui me refaisait repenser à cela, je me disais : ah oui, j'en ai déjà parlé. Cela agissait un peu comme... un vaccin ?

Dick interroge, lui, le statut de la réalité. Et ceci, pendant longtemps, sans réponse. En fait, jusqu'à se révélation mystique, qu'il commence à mettre en scène à travers des ouvrages comme "Valis", "La transmigration de Timothy Archer", etc. Auparavant, il se débat, il a besoin de vérité comme une personne qui se noie, et qui cherche à tout prix de l'air pour respirer encore. En tous cas, il me fait cet effet-là. Que ce soit sur un mode doux-amer ou sous forme de visions effrayantes, Dick ne cesse de bousculer les apparences pour se demander, constamment : qu'est-ce que je vis ? Est-ce le réel, ou une hallucination ? Du reste, suis-je vivant ? Ou bien ne suis-je qu'une machine, qui croit ressentir des émotions ? Etc.

Je ne dis pas que ce thème, le statut de la réalité, ne m'intéresse pas. Je conviens volontiers du fait qu'on peut très bien, en effet, réagir à des stimuli qu'on croit vrais, alors qu'ils n'existent pas. J'ai trop côtoyé de gens à l'esprit abîmé, dérangé, pour ne pas savoir que nous sécrétons notre propre réel. Mais ceci n'est pas mon thème principal, cela ne m'obsède pas.

 

Quelle est ma thématique ? Je manque de recul pour en parler. Mais il me semble avoir compris ceci : parmi de nombreuses ramifications, on trouve un point commun, qu'on pourrait résumer ainsi :

Je ne conteste pas a priori ce statut de réalité. Je prends les choses comme elles sont. Mais, ce faisant, voilà ce qu'elles suscitent en moi :


Cette réalité est terrible. Notre vie n'a pas de sens. Elle n'est qu'une absurdité. Nous nous agitons, nous nous fixons des buts, que nous cherchons à atteindre. Ce faisant, nous gaspillons beaucoup de temps, d'énergie. Que ces buts soient atteints ou pas, à terme nous devenons peu à peu des épaves, des vieillards, à la vie remplie de souffrance, pour finalement mourir. C'est, quand on y pense, profondément déprimant. Et cela veut dire que quels que soient nos efforts, quand nous ne seront plus là, d'autres pourront venir, et tout balayer, détruire.

Beaucoup de gens se consolent en mettant des enfants au monde, façon de conjurer cette mort inexorable, par l'idée que nos gènes, eux, continuent de se perpétuer. D'autres personnes s'investissent dans une réussite sociale, l'argent, la reconnaissance. D'autres enfin, dont je fais partie, se mettent en tête de créer des oeuvres. Je l'ai dit, j'ai compris tardivement l'importance de l'écriture, chez moi. Je me suis consacré à d'autres choses, pendant longtemps. Mais quoi qu'il en soit, ça ne change rien à l'issue. Ce n'est qu'une question d'échéance.

 

Il me semble - mais je peux me tromper - que là, je rejoins Philip K. Dick, même si nos thématiques sont différentes. Le point commun avec lui, c'est l'affolement, l'urgence, le besoin de trouver des réponses qui, probablement, n'existent pas. Lui, c'était par rapport à ce statut de la réalité, à notre place dans l'univers. Moi, c'est en réaction à cette absurdité de la vie, dont je ne conteste pas la réalité, mais que je trouve insupportable.

Je me sens, je nous sens, nous tous, l'humanité, piégés, floués, dans un jeu dont nous ne maîtrisons pas les règles, et auquel nous sommes contraints de jouer, contents ou pas. Et j'ai le sentiment que la plupart des adultes se créent des buts, des valeurs, comme autant de ces hochets qu'on agite devant bébé, pour le calmer, le distraire. Constamment, nous nous fabriquons des enjeux, causes, engagements, défis, motivations personnelles, pour nous détourner de la conscience de notre mort inéluctable. Peut-être même est-ce la seule raison d'être de toute cette activité, cette agitation. Et pour moi, le cinéma, la télévision, la réalité virtuelle, sont d'autres procédés inventés là pour aider beaucoup d'individus à se fuir, à s'oublier, à ne surtout pas regarder en face la triste et dérisoire condition de l'humanité.

 

Voilà ce qui peut, sans doute, constituer ma thématique racine, le fond de ce qui motive mon désir d'écrire.

 

Alors n'allez pas croire que j'écrive ceci pour tenter de créer un rapprochement entre un phénomène comme Philip K. Dick, et quelqu'un comme moi. Nous avons des choses en commun, mais pas tant que ça. Deux, en fait :  

 

1) Nous écrivons, l'un et l'autre. Sauf que moi, je m'y suis mis tardivement, et que contrairement à lui, j'écris très lentement. Il a été reconnu, on a tiré des films de ses oeuvres, etc. Personnellement, ça ne m'est pas arrivé. Mais, surtout,

 

2) Je crois que je le véritable dénominateur commun, c'est ce sentiment de panique, d'affolement. Pour des raisons différentes, certes. Mais c'est cette URGENCE qui est partagée, il me semble.

... Il y a ensuite l'effet indirect du fait que, jeune, je l'aie découvert, et qu'il ait tant compté pour moi. Avec le temps, j'ai fini par comprendre ce qui me frappe chez lui. Ce ne sont pas ces visions hallucinées, quoique j'adore ça. Ni cette interrogation sur le statut du réel, bien que ça me fascine. Non, ce que je retiens de lui, c'est cette profonde empathie qu'il manifeste pour ses personnages, et sa façon de les rendre vivants, touchants, émouvants. De les restituer de façon si convaincante, parfois même, bouleversante. C'est ça qui me donne envie de le relire, encore et toujours, surtout mon grand préféré, "Substance Mort", qui est mon talisman, le roman que je relis quand ça ne va pas, et qui établit un lien entre lui et moi. Il y a tant d'humanité dans ce texte que je me sens en profonde empathie avec l'auteur quand je le retrouve. Et cette humanité, ce caractère émouvant, cette impression de connaître et de voir vivre les personnages, c'est précisément ce que je m'efforce de faire, dans mes propres écrits : rendre moi aussi mes personnages vrais, palpables, présents. Cela, je l'ai appris grâce à Dick et je ne l'en remercierai jamais assez. C'est lui qui m'a montré l'importance que ça avait, à quel point ça pouvait compter.

 

Voilà ce que je voulais exprimer. Pourquoi ? Simplement, parce que je viens de le comprendre. Je crois que je cerne mieux à présent pourquoi Dick m'interpelle tant que ça. C'est cette urgence à fleur de peau qui me rappelle la mienne. Et c'est aussi sa façon si émouvante de recréer la vie, d'en capturer des bribes et de les restituer de façon si touchante.

Pas plus que cela... Mais c'est déjà énorme !

Je lui dois beaucoup. Il faut savoir reconnaître ses dettes. Sans Dick, sans Brussolo et d'autres, je n'aurais peut-être jamais découvert l'écrivain qui sommeillait en moi.

Depuis la trilogie :

L'auteur, après avoir passé plusieurs années sans écrire, s'est remis au travail lors de l'été 2008, obsédé, harcelé par un thème difficile, qui s'imposait à lui. Pour l'instant, en septembre 2016, il vient à peine de terminer la rédaction de cette énorme saga. En attendant de voir si son éditeur en voudra, il continue de peindre numériquement, composer de la musique et modeler la terre...

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